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Traduction multilingue et multiculturelle. La série «El Dragón de Gales».

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Résumé

La collection El Dragón de Gales a été lancée par l’Unité d’espagnol du Département de Langues et Littératures Romanes de l’Université de Genève dans une optique comparatiste. Pendant dix ans, la collection a rassemblé des enseignants de différentes disciplines de la Faculté, des collaborateurs et collaboratrices d’autres centres de la même Université, d’autres institutions universitaires suisses et espagnoles, des organisations internationales, des poètes et écrivains des cinq continents, des artistes graphiques, des amis et des connaissances des uns ou des autres, autour d’un fragment littéraire à traduire dans la multiplicité de langues qui se croisent au sein de l’Université et dans la ville de Genève. Cet article reprend brièvement l’histoire de cette publication et développe quelques unes de ses implications

Mots-clés

Traduction, multilinguisme, multiculturalisme, intersémiotique.

Entre 2001 et 2011 un beau projet de traduction a eu lieu à la Faculté des Lettres de l’Université de Genève : la publication de la collection El Dragón de Gales, lancée par l’Unité d’espagnol du Département de langues et littératures romanes dans une optique comparatiste.[1] Pendant dix ans, la collection a rassemblé des enseignants de différenteshéologie protestante), d’autres institutions universitaires suisses (Université de Bâle, Université de Fribourg) ou espagnoles (Complutense de Madrid, Grenade et València), des organisations internationales (tels que l’ONU ou l’OMS), des poètes et écrivains des cinq continents, artistes graphiques, amis et connaissances des uns ou des autres, autour d’un fragment littéraire à traduire dans la multiplicité de langues qui se croisent au sein de l’université et dans la ville de Genève. Présentée comme une série d’hommages multilingues et multiculturels à des auteurs littéraires reconnus, elle est aussi, de facto, un hommage au multilinguisme et au multiculturalisme qui caractérisent la Faculté des lettres, ses étudiantes et étudiants, et la Genève internationale.

Chaque volume proposait un fragment littéraire, traduit, dans un premier temps, dans les langues enseignées, parlées ou écrites à la Facultés des Lettres et au delà, le nombre de traductions dépendant du nombre de personnes ayant pu être mobilisées. Les textes littéraires ont tous été écrits par des auteurs majeurs, issus de cultures possédant une tradition littéraire bien établie et correspondant aux conceptions académiques et cultivées d’une grande littérature[2]; la plupart ont été choisis dans un but commémoratif – l’hommage à Cervantès à la veille du 400è anniversaire de la publication du Don Quichotte (1605), ou à Saint-Exupéry – ou dans un but testimonial– les fragments de Bacchilide de Céos ou de Nizâr Qabbâni contre la guerre, au seuil de l’invasion d’Irak. Le dernier volume de la collection (La caverne des rêves, 2011) est une exception à ces règles: les dix poèmes choisis offrent une vision non conventionnelle, voire plus sociale et politique, de la poésie classique des T’ang, peu reconnue par la critique occidentale. Ces poèmes ont de plus été traduits exclusivement en langues romanes (français, espagnol, catalan, italien, portugais, roumain et rhétoroman). Ces gestes d’inclusion et de sélection renvoient aux conflits politiques sous-jacents entre langues et cultures, conflits nullement effacés par des idéaux esthétiques, et semblent marquer ainsi les limites du genre de l’hommage et de l’idéal d’un multiculturalisme harmonieux qu’évoque, inévitablement, cet exercice multilingue.

L’existence de ces conflits est à vrai dire déjà reconnue, voire mise en scène, par la quantité des langues engagées dans chaque volume, et par les rapports qui se tissent au fil de pages entre les traductions. Le premier volume vraiment collectif, au titre bilingue El sol rojo que nace por oriente. Haiküs pour un jeune millénaire, propose des traductions d’un haïku de Masaoka Kishi en vingt langues différentes, allant des langues européennes les plus parlées jusqu’aux langues les plus inhabituelles, comme l’arménien, le sumérien, ou l’hébreu biblique. En 2002, le poème d’amour de Nizâr Qabbânî est décliné en 51 versions littéraires et 49 langues, commençant par l’égyptien classique et finissant par le dari. Le record de langues mises en jeux est battu avec un fragment de Miguel Cervantès, qui compte 105 traductions (voir Annexe II pour la liste et classification des langues).

Une première conséquence du caractère multilingue du projet était que dans la plupart des cas les traductions se faisaient à partir d’autres traductions. En effet, si tous les contributeurs au volume en hommage au Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry (2005) ont certainement pu haïku choisi par Masayuki Ninomiya, le poème de Wang Wei, le textede Nizâr Qabbânî, ou encore, le poème d’Alexandr Blok. Dans tous ces cas, les traducteurs pouvaient –devaient– consulter plusieurs versions des autres traductions pour affiner la leur, qui ne pouvait être, en dernière instance, que très médiatisée par les cadres culturels des traductions précédentes. Dans la pratique, bien sûr, certaines langues – surtout l’anglais et le français – ont servi de médiatrices dans les processus de traduction. Mais, théoriquement, il aurait été tout autant possible que la traduction du fragment de Cervantès en suédois s’inspire de la version en égyptien classique, ou encore, que la traduction du poème de Hölderlin (Hälfte des Lebens, 2008) en judéo-espagnol ait été influencée par sa version en estonien.

La collection mettait ainsi en avant une pratique de la traduction qui, d’une part, privilégiait la multiplicité de versions d’un texte plutôt que les liens de fidélité de la traduction à l’original, et d’autre part, mettait l’accent sur les diverses médiations et dialogues entre langues et cultures que présuppose toute traduction. Si le degré de médiation varie, comme nous l’avons suggéré, selon les langues qui sont traduites, les médiations culturelles et dialogues en puissance derrière chaque traduction sont mises en valeur, notamment, par l’ordre d’apparition des différentes langues: qu’elles soient regroupées par appartenance « familiale », par provenance géographique, ou par ancienneté de la langue (version en sumérien, en égyptien classique, en grec classique), les lecteurs sont frappés, au fil des pages, par la cohabitation insolite de différents alphabets, les similarités graphiques et sonores entre les langues, et peut-être même, lorsqu’on s’attarde sur quelques versions, les écarts entre les cultures que les traductions dévoilent – les « intraduisibles » : les mots et concepts d’une langue qui n’existent pas dans une autre. Par ailleurs, la présence souvent de différentes versions dans une même langue éclaire également les écarts intra-culturels, rappelant d’une part l’hétérogénéité de toute culture et d’autre part, la part de créativité que toute traduction présuppose.

On comprend donc pourquoi le projet était présenté comme « multilingue et multiculturel » : chaque traduction était l’occasion de mettre en lien et en dialogue différentes langues, lectures et cultures, de les rapprocher malgré leurs distances historiques et géographiques et de suggérer, surtout, que ces liens existaient déjà. Les traductions en langues « mortes » rappellent notamment qu’aucune langue ni civilisation ni système d’écriture ne meurt jusqu’au point de perdre la capacité de résonner et d’être évoquée dans le présent ; les traductions en dialectes Bâlois ou Argovien rappellent à l’inverse qu’aucune langue n’est à l’abri de la disparition ; d’autres ramènent les lecteurs à leur ignorance de l’existence de certaines cultures, ou bien leur évoquent des bribes de connaissances – de mots, de peuples ou d’histoires. Quoiqu’il en soit, la mise en contact, physique et graphique, de langues inusitées avec des langues plus familières, était réjouissante.

Comme nous l’avons déjà mentionné, les langues les plus familières pour la majorité des membres d’une université francophone – comme l’anglais, l’allemand, et peut-être dans une moindre mesure, l’italien et l’espagnol – faisaient naturellement la médiation entre les autres langues, plus distanciées entre elles, par le temps et par l’espace, mais aussi par leurs histoires coloniales et les complexes cartographies d’échanges économiques. Mais, dans ce contexte, les langues médiatrices étaient mises au service de la communicabilité entre langues plutôt qu’à celui de la glorification de leurs cultures correspondantes. Tandis que l’anglais et l’espagnol ont été le médium pour établir des rapports entre le kurde, le quechua et le bergamasque, Macbeth et l’immanquable Don Quichotte, icônes tous deux de l’histoire du comparatisme traditionnel, font peau neuve dans des langues où ils n’existaient peut-être pas encore, avec des traits que les lecteurs ne pourront que deviner et des répliques peut-être innovatrices. Dans ce paysage littéraire étendu par les multiples traductions, on entrevoit une pratique comparatiste plus décentrée, qui reconnaît les phénomènes interculturels qui marquent notre temps, et par là même aussi notre lecture des classiques.

Notons pour conclure que cette collection visait principalement les membres de la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, et plus généralement, le réseau des personnes impliquées dans les traductions – professeurs, collaborateurs, connaissances, amis, artistes, et aussi parents des amis des collègues ou collègues des amis des parents, tous recrutés selon leurs connaissances linguistiques. Cettecomme cela a d’ailleurs toujours été le cas avec la littérature –déclineront leurs lectures selon leur connaissance des autres intervenants. On reconnaîtra peut-être l’humour du collègue responsable du choix du fragment du volume L’enfer, c’est les autres, titre certainement évocateur d’une histoire partagée ; ou bien on se rappellera de la franchise caractéristique de celui qui choisit le fragment de Macbeth, l’assassin du sommeil; ou encore on s’interrogera sur les liens de parenté entre tel artiste et tel collègue, on demandera des nouvelles d’un autre, désormais à la retraite ou en congé. Dans un sens, la collection a aussi mis en évidence, pendant les années de sa publication, l’histoire communeet les plaisirs partagés d’une communauté à la fois localisée et diffuse, dont les liens au quotidien pouvaient être difficiles, souvent éloignés des centres d’intérêt de chacun, et parfois aussi déshumanisés. Par son effet fédérateur, la collection a manifesté l’existence, fugace, de cette communauté, dont l’expression la plus propre est peut-être bien la traduction.

 
APPENDIX 1

Liste des versions du volume sur Cervantès

15. Imagen 01 15. Imagen 02 15. Imagen 03 15. Imagen 04 15. Imagen 05 15. Imagen 06 15. Imagen 07 15. Imagen 08 15. Imagen 09 15. Imagen 10

APPENDIX 2

Quelques examples des versions

2a. du volume sur Cervantès

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2b. du volume sur Aleksandr Blok

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2c. du volume La caverne des rêves

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Notas

1 A l’origine de cette initiative a été Jenaro Talens, professeur dans les programmes d’études hispaniques et de littérature comparée, ainsi qu’à l’Institut Européen et coordinateur de la collection. Plusieurs des volumes de la collection ont été aussi coordonnées, à partir de 2003, par le professeur Carlos Alvar, également au département de langues et littératures romanes. Selon ce dernier, l’origine du projet remonte à la série du même nom, commencé par son collègue à Valencia (Espagne) dans les années quatre-vingt-dix du siècle dernier, puis relancée à Genève avec une première publication, La nave del olvido. La poésie au seuil de la modernité (2000), également issue du Département de langues et littératures romanes qui proposait une série de sonnets, avec version en espagnol, de Petrarque, Shakespeare, Garcilaso, Ronsard, Gryphius, Camões et Agrippa d’Aubigné dans l’idée de montrer les origines multiculturels de l’Europe. Parmi les collègues qui, à partir de cette première initiative, ont eu à leur charge les choix de fragments et de leur préface, mentionnons, dans le désordre: André Hurst, professeur de grec ancien et Recteur de l’Université, Charles Genequand, professeur d’arabe et Doyen de la Faculté des Lettres, Nicolas Zufferey, Richard Waswo, Olga Inkova et Jean-Philippe Jaccard, professeurs de russe,  Markus Winkler, professeur d’allemand, Mayasuki Ninomiya, professeur de japonais, Jean-Claude Pont, professeur de Philosophie de la Scvience, ainsi que Carlos Alvar et Jenaro Talens, coordinateurs des volumes. Certaines de nos observations se basent sur des entretiens informels avec les deux coordinateurs.
2 La liste complète de la collection est la suivante: 1) Au seuil de la Modernité. Préface de Guglielmo Gorni; 2) El sol rojo que nace por Oriente. Haïkus pour un jeune millénaire. Préface de Masayuki Ninomiya;3) L’enfer, c’est les autres? 51 versions d’un poème d’amour de Nizâr Qabbânî. Choisi et préfacé par Charles Genequand; 4) Herrumbrosas lanzas. 69 versions d’un fragment de Bacchylide de Céos. Choisi et préfacé par André Hurst; 5) Aquel a quien la fama quiere dalle / el nombre que se tiene merescido. 105 versions et 16 illustrations d’un fragment de Miguel de Cervantes. Choisi et préfacé par Carlos Alvar et Jenaro Talens; 6) On ne voit bien qu’avec le coeur. Hommage multilingue et multiculturel au Petit Prince à l’occasion des vingt ans d’astronomie à Saint-Luc. Texte choisi et préfacé par Jean-Claude Pont; 7) Macbeth, l’assassin du sommeil. Hommage multilingue et multiculturel à William Shakespeare. Texte choisi et préfacé par Richard Waswo; 8) Adieu. Hommage multilingue et multiculturel à Wang Wei. Texte choisi et préfacé par Nicolas Zufferey; 9) Le milan. Hommage multilingue et multiculturel à Aleksandr Blok. Texte choisi par Olga Inkova, préfacé par Jean-Philippe Jacquard; 10) Hälfte des Lebens. Hommage multilingue et multiculturel à Friedrich Hölderlin. Texte choisi et préfacé par Markus Winkler; 11) La caverne des rêves. 10 poèmes chinois traduits en langues romanes. Textes choisis et préfacés par Nicolas Zufferey.