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Rousseau l’Européen

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Résumé

La pensée rousseaunienne inspire les bases d’une pensée européenne, mise en question trois siècles plus tard. Le parcours à travers certaines clés conceptuelles du penseur genevois permet de considérer les possibilités d’une Europe non seulement géographique, mais conceptuelle. Dans ce sens, réfléchir sur Rousseau d’une façon nouvelle implique le fait de mettre en tension certaines formes actuelles d’action-pensée.

Mots-clés

Rousseau, pensée européenne, Europe

Rassurez-vous, Jean-Jacques Rousseau n’a pas écrit un projet constitutionnel pour l’Europe dont personne n’eût à ce jour entendu parler et que je serai en mesure, sous vos yeux à n’en point douter ébahis, d’exhumer. Ce qui ne l’a pas empêché de s’intéresser à la question européenne, notamment par les travaux qu’il a réalisé autour des écrits de l’Abbé de Saint-Pierre, en particulier ce «Projet de paix perpétuelle» de 1713 (Rousseau n’avait donc que quelques mois quant il fut écrit) et dont il publia des extraits, ainsi qu’un essai le commentant , vers 1761 (son essai ne sera publié qu’en 1782…).

Et que lit-on sur l’Europe dans ce texte :

Je laisse, comme je l’ai déjà dit, au jugement des lecteurs, l’examen de tous les articles et la comparaison de l’état de paix qui résulte de la confédération, avec l’état de guerre qui résulte de l’impolice européenne. Si nous avons bien raisonné dans l’exposition de ce projet, il est démontré ; premièrement, que l’établissement de la paix perpétuelle dépend uniquement du consentement des souverains, et n’offre pas à lever d’autres difficultés que leur résistance ; deuxièmement, que cet établissement leur serait utile de toute manière, et qu’il n’y a nulle comparaison à faire, même pour eux, entre les inconvénients et les avantages ; en troisième lieu, qu’il est raisonnable de supposer que leur volonté s’accorde avec leur intérêt ; enfin, que cet établissement une fois formé sur le plan proposé, serait solide et durable, et remplirait parfaitement son objet.

Sans doute, ce n’est pas à dire que les souverains adopteront ce projet ; (qui peut répondre de la raison d’autrui ?) Mais seulement qu’ils l’adopteraient, s’ils consultaient leurs vrais intérêts : car on doit bien remarquer que nous n’avons pas supposé les hommes tels qu’ils devraient être : « bons, généreux, désintéressés, et aimant le bien public par humanité » ; mais tels qu’ils sont, « injustes, avides, et préférant leur intérêt à tout ».

La seule chose qu’on leur suppose, c’est assez de raisons pour voir ce qu’il leur est utile, et assez de courage pour faire leur propre bonheur. Si, malgré tout cela, ce projet demeure sans exécution, ce n’est donc pas qu’il soit chimérique, c’est que les hommes sont insensés, et que c’est une sorte de folie, d’être sage au milieu des fous.

On peut toujours supposer la raison, il est plus dur de la trouver !

Rousseau n’est d’ailleurs dans ses autres écrits pas sans faire quelque allusion à l’Europe ou aux européens. Ainsi Rousseau savait que pour l’Europe, un projet de paix était indispensable. Dans son Discours sur l’économie politique, il constate :

L’invention de l’artillerie et des fortifications a forcé de nos jours les souverains de l’Europe à rétablir l’usage des troupes réglées pour garder leurs places ; mais avec des motifs plus légitimes[1], il est à craindre que l’effet n’en soit également funeste. Il n’en faudra pas moins dépeupler les campagnes pour former les armées et les garnisons ; pour les entretenir il n’en faudra pas moins fouler les peuples ; et ces dangereux établissements s’accroissent depuis quelques temps avec une telle rapidité dans tous nos climats, qu’on n’en peut prévoir que la dépopulation prochaine de l’Europe, et tôt ou tard la ruine des peuples qui l’habitent. (Economie Politique, p. 89).

Mais aussi dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne Rousseau affirme :

Il n’y a pas plus aujourd’hui de Français, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même, quoi qu’on en dise ; il n’y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes moeurs, parce qu’aucun n’a reçu de forme nationale par une institution particulière. (p. 171).

Ce qui était vrai au milieu du XVIIIe siècle ne l’est, hélas pour ce qui est de construire l’Europe, plus au XXIe. Et Français, Allemands, Espagnols et Anglais se sont depuis, quoi qu’on en dise, constitués en formes nationales qui certainement constituent un des plus sérieux obstacle à un projet institutionnel européen et, pour paraphraser Rousseau,« sans doute ce n’est pas à dire que les souverains adopteront ce projet », on en a eu ces dernières années de nombreuses preuves.

L’Europe que put connaître Rousseau n’est pas celle qui aujourd’hui nous interroge ; et comme le dit le citoyen de Genève en fin de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,

le genre humain d’un âge n’étant pas le genre humain d’un autre âge, la raison pour quoi Diogène ne trouvait point d’homme, c’est qu’il cherchait parmi ses contemporains l’homme d’un temps qui n’était plus (p. 255).

Ainsi à l’inverse de Diogène, il ne s’agit pas de chercher au temps de Rousseau les institutions d’une Europe d’aujourd’hui, dans un temps qui n’était pas encore. Les innombrables essais qui ces dernières années ont disséqué le projet de paix perpétuelle de Kant pour y lire l’agencement institutionnel à venir de l’Union européenne sont un exercice qui aurait effaré Rousseau. Et nous n’allons donc pas essayer de transposer ses réflexions qui porteraient sur l’Europe de l’époque à l’Europe de nos jours ; il y a d’ailleurs eu un très beau colloque organisé en avril dernier par le GIPRI qui se livra à un bel exercice sur le thème : « Rousseau, la République, la paix. »

Alors pourquoi Rousseau l’Européen ?

Si Rousseau est un européen qui peut nous parler aujourd’hui, à nous, européens de 300 ans après son âge, c’est par sa démarche européenne, sa méthode dont l’Europe d’aujourd’hui a grand besoin d’oser s’inspirer.

Rousseau était un européen de son temps. Pour preuve la magnifique exposition à la Fondation Bodmer, « Vivant ou mort il les inquiétera toujours (amis et ennemis de Rousseau) » qui s’intéresse au retentissement européen des écrits de Rousseau (et pas seulement, loin s’en faut, les écrits politiques qui nous occupent aujourd’hui). (NB pour ceux qui ne l’ont pas encore visitée, l’exposition se termine le 16 septembre).

D’où d’ailleurs cette si souvent citée sentence de Goethe qui voyait dans la coexistence (temporelle et géographique) de Voltaire et de Rousseau, cette vaine compétition à laquelle Mme la Doyenne a fait référence il y a quelques instants, la charnière entre un ancien et un nouveau monde. Et Goethe sacre Rousseau comme l’aube du nouveau.

Jean-Jacques Rousseau, ce fut l’entrée dans la modernité, l’avènement de la domination intellectuelle (et politique) de l’Europe sur le monde moderne en émergence. Et aujourd’hui, que ce monde que Rousseau a largement contribué à enfanter est à son déclin, pour laisser place à un nouveau monde nouveau – dans lequel l’Europe ne jouera certainement pas le rôle qui fut le sien ces trois derniers siècles – il nous faudrait un nouveau Rousseau pour l’aider à éclore. Voilà en quoi Rousseau l’Européen est aujourd’hui pertinent. Penchons-nous alors quelque peu sur cette « méthode Rousseau » de raisonnement, plus tournée vers l’avenir que vers le passé.

Rousseau pourtant, dans ses écrits et comme la plupart de ses contemporains, va beaucoup se pencher sur les pratiques, les institutions et les mœurs de l’époque antique, notamment et souvent Rome, comme nous l’a rappelé le Professeur Catalano, mais aussi sur les écrits de ses prédécesseurs et contemporains, pour imaginer et fabriquer les outils intellectuels permettant d’appréhender ce monde nouveau, extraire les caractéristiques et institutions du monde à venir de la gangue qui les cachaient encore à ses contemporains.

Sa méthode, et c’est en cela qu’elle est originale, ce n’est pas de transposer mécaniquement, comme par l’œuvre d’un pantographe, l’ancien vers le moderne, ou parfois du petit vers le grand. Tout en s’inspirant de ce qui fut, (il dit au chapitre XII du Livre troisième du contrat social «Par ce qui s’est fait considérons ce qui se peut faire»), mais s’en pour autant se considérer comme borné par les expériences passées. Ainsi indique-t-il au lecteur, dans ce même chapitre XII, que « les bornes du possible dans les choses morales sont moins étroites que nous le pensons ». C’est plus qu’une invite à la créativité, à l’imagination, dimension que la pratique du droit, et tout particulièrement du droit institutionnel, tend à délaisser.

Prenons un bref exemple, délicieusement illustratif de sa méthode, sur une thématique qui aujourd’hui encore fait couler bien de l’encre et de fiel. La question de l’impôt sur les successions et sa relation au droit de propriété. Question épineuse, même pour un gouvernement d’aujourd’hui (voir nos débats – et bientôt nos démêlés – avec nos voisins français sur la convention de double imposition des successions) que Rousseau traite dans son article sur l’Economie politique pour l’Encyclopédie. Bien sûr, nous connaissons tous la passion pour l’égalité entre les hommes de Rousseau et la conclusion à laquelle il devrait parvenir ne saurait comprendre aucun suspens. Mais c’est la méthode, la capacité à retourner la question et à offrir un autre angle qui est pertinente à mon propos et devrait inspirer les européens d’aujourd’hui confrontés à la « question européenne ». Comment procède-t-il alors ? Je le cite :

C’est, comme l’a montré Puffendorf, que par la nature du droit de propriété, il ne s’étend point au-delà de la vie du propriétaire, et qu’à l’instant qu’un homme est mort, son bien ne lui appartient plus .

Jusque-là, la logique est implacable. La suite ainsi n’est que la conséquence des truismes énoncés. Bien sûr, le problème posé dans l’autre sens, la réponse qui en découle en droite ligne sera aussi renversée. Il poursuit donc : « Ainsi lui prescrire les conditions sous lesquelles il en peut disposer, c’est au fond moins altérer son droit en apparence, que de l’étendre en effet » (p. 82). De l’angle sous lequel est examiné le problème découle une solution en apparence limpide.

Qu’en est-il alors de cette méthode pour appréhender la question européenne dans le monde post-européen qui s’ouvre devant nous ?

L’essentiel du problème institutionnel c’est plutôt la question – souvent abordée par Rousseau dans d’autres contextes – de l’arrangement institutionnel idoine d’une Europe unie dans un monde globalisé qui se pose – est un problème de taille. L’Europe est certes, nous allons avec notre philosophe le voir, trop grande et trop ancienne pour que l’on y puisse reproduire le « modèle » étatique qui fit le succès du monde moderne, en Europe et au-delà.

Problème de taille pour ce qui concerne le sentiment d’appartenance, la citoyenneté, problème de taille pour ce qui est du gouvernement ou de la gouvernance européenne, et problème de taille pour ce qui concerne le coût du projet – et Dieu sait si cette situation est chaque jour préoccupante (même si aujourd’hui grâce à nos collègues de Karlsruhe, la situation paraît un tout petit peu moins préoccupante[2]). Si Rousseau ne traite pas des problèmes d’aujourd’hui, nous l’avons déjà dit, il fournit néanmoins pour les penser quelques réflexions qui seront plus qu’utiles aux accoucheurs des institutions du monde à venir.

Pour ce qui concerne le sentiment d’appartenance, de citoyenneté, auquel nous le savons Rousseau accordait une immense importance, que ce soit dans le Contrat social, dans leprojet de Constitution pour la Corse ou ses considérations sur le Gouvernement de Pologne, il avertit ses lecteurs en ces termes :

Il semble que le sentiment de l’humanité s’évapore et s’affaiblisse en s’étendant sur toute la terre, et que nous ne saurions être touchés des calamités de la Tartarie ou du Japon, comme de celles d’un peuple européen. Il faut en quelque manière borner et comprimer l’intérêt et la commisération pour lui donner de l’activité. Or comme ce penchant en nous ne peut être utile qu’à ceux avec qui nous avons à vivre, il est bon que l’humanité concentrée entre les concitoyens, prenne en eux une nouvelle force par l’habitude de se voir, et par l’intérêt commun qui les réunit. (Eco. Po., 72).

En pratique Rousseau semble avouer dans son article sur l’économie politique, que le principe d’une communauté politique fondée sur une volonté générale ne peut s’étendre au-delà d’une limite de taille, et ce non pour de seules raisons pratiques, mais aussi pour une raison de justice ; car la volonté générale propre à un peuple ne peut s’étendre à d’autres. Ainsi souligne-t-il :

Il est important de remarquer que cette règle de justice, sûre par rapport à tous les citoyens, peut être fautive avec les étrangers ; et la raison de ceci est évidente : c’est qu’alors la volonté de l’Etat quoique générale par rapport à ses membres, ne l’est plus par rapport aux autres Etats et à leurs membres, mais devient pour eux une volonté particulière et individuelle, qui a sa règle de justice dans la loi de nature, ce qui rentre également dans le principe établi : car alors la grande ville du monde devient le corps politique dont la loi de nature est toujours la volonté générale, et dont les Etats et peuples divers ne sont que des membres individuels. (Economie Politique, 62).

Notons que dans les deux cas, c’est une construction politique globale, cosmopolitique, qui lui paraît impossible à soustraire à la loi de nature, mais qu’il n’exclut pas expressément l’existence d’une une politie européenne. Cependant, et nous l’avons déjà souligné, si en son temps l’Europe pouvait paraître comme encore façonnable en un peuple unique, cela paraît aujourd’hui hors de portée. Il précise ainsi dans le Contrat social :

Les peuples ainsi que les hommes ne sont dociles que dans leur jeunesse, ils deviennent incorrigibles en vieillissant ; quand une fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c’est entreprise dangereuse et vaine de vouloir les réformer ; le peuple ne peut pas même souffrir qu’on touche à ses maux pour les détruire, semblable à ces malades stupides et sans courage qui frémissent à l’aspect du médecin. (CS, Livre II, ch. 8).

Ainsi s’élève un obstacle de taille à un projet européen fondé sur le modèle rousseauiste prenant source dans la volonté générale.

Il n’en va pas mieux du problème de la taille du gouvernement d’une grande contrée, l’Europe pour ce qui nous intéresse ce soir. Rousseau montre le paradoxe du gouvernement d’un grand Etat de manière particulièrement saisissante dans le Livre III duContrat social. Ainsi constate-t-il :

[…] plus l’Etat s’étend, plus sa force réelle augmente ; quoiqu’elle n’augmente pas en raison de son étendue : mais l’Etat restant le même, les magistrats ont beau se multiplier, le gouvernement n’en acquiert pas une plus grande force réelle, parce que cette force est celle de l’Etat. » (CS, Livre III, ch. 2). « Or la force totale du gouvernement étant toujours celle de l’Etat, ne varie point : d’où suit que plus il use de cette force sur ses propres membres, mois il lui en reste pour agir sur tout le peuple. Donc plus les magistrats sont nombreux, plus le gouvernement est faible. » (Ibid.) « Ainsi la force relative ou l’activité du gouvernement diminue, sans que sa force absolue ou réelle puisse augmenter. Il est sûr encore que l’expédition des affaires devient plus lente à mesure que plus de gens en sont chargés ». (Ibid.).

On dirait une description de la « gouvernance européenne » actuelle. Et Rousseau de conclure que « plus l’Etat s’agrandit, plus le gouvernement doit se resserrer. » (Ibid.). Gageure impossible à concilier avec les exigences démocratiques d’un bon gouvernement, que veut pourtant s’imposer l’Europe à elle-même (art. 2 du TUE). Là aussi donc impasse.

Enfin pour ce qui est coût d’une grande unité politique, Rousseau paraît aussi pessimiste et implacable qu’une agence de notation anglo-saxonne :

[…] quand l’histoire ne nous l’apprendrait pas, la raison suffirait pour nous démontrer que plus un Etat est grand, et plus les dépenses y deviennent proportionnellement fortes et onéreuses ; car il faut que toutes les provinces fournissent leur contingent, aux frais de l’administration générale, et que chacune outre cela fasse pour la sienne particulière la même dépense que si elle était indépendante. Ajoutez que toutes les fortunes se font dans un lieu et se consomment dans un autre ; ce qui rompt bientôt l’équilibre du produit et de la consommation, et appauvrit beaucoup de pays pour enrichir une seule ville ». (Economie Politique, p. 88).

Diable. Sans avoir pu connaître des maux de l’Europe actuelle, le citoyen de Genève semble les avoir d’avance prédit…

Ainsi l’équation pour une République européenne paraît simple. Soit il faut faire des européens un peuple, souverain, qui se constituera en Etat démocratique ; Soit il faut que les peuples européens unissent leurs Etats, sous le pouvoir d’un nouveau souverain. C’est une solution que Rousseau n’exclut pas et l’on sait que dans son Projet de Constitution pour la Corse, il affirme même :

Car que deux ou plusieurs Etats soient soumis au même Prince, cela n’a rien de contraire au droit et à la raison. Mais qu’un Etat soit sujet d’un autre Etat, cela paraît incompatible avec la nature du corps politique. (Projet Corse, p. 157).

A contrario, en se soumettant à un pouvoir supérieur, mais qui ne serait pas lui-même un Etat, un peuple et un Etat peuvent conserver leurs caractéristiques.

Et nous l’avons vu, faire l’Etat européen pose un problème de taille, et les peuples des Nations européennes ne paraissent plus guère en capacité de se dissoudre dans un peuple européen. Rousseau montre donc la quasi-impossibilité d’étendre la forme étatique à l’Europe. Le citoyen de Genève n’en pose pas moins le principe qui permettrait de dépasser le cadre conceptuel de l’Etat moderne, qu’il est lui-même en train de poser par ses écrits, pour permettre, le cas échéant à l’Europe, d’aller au-delà du cadre de la République.

Ainsi au début de son Discours sur l’économie politique, Jean-Jacques Rousseau nous rappelle que le changement de taille peut induire un changement de nature. Ainsi constate-t-il :

Quand il y aurait entre l’Etat et la famille autant de rapport que plusieurs auteurs le prétendent, il ne s’ensuivrait pas pour cela que les règles de conduite propres à l’une de ces deux sociétés fussent convenables à l’autre : elles diffèrent trop en grandeur pour pouvoir être administrée de la même manière….  (Economie Politique, 57).

Et Rousseau de montrer que :

si la voix de la nature est le meilleur conseil que doive écouter un bon père pour bien remplir ses devoirs, elle n’est pour le magistrat qu’un faux guide qui travaille sans cesse à l’écarter des siens, et qui l’entraîne tôt ou tard à la perte de l’Etat. […] … il s’ensuit que c’est avec raison qu’on a distingué l’économie publique de l’économie particulière, et que l’Etat n’ayant rien de commun avec la famille que l’obligation qu’ont les chefs de rendre heureux l’un et l’autre, les mêmes règles de conduite ne sauraient convenir à tous les deux.  (Economie Politique, 60).

Déduction de laquelle Rousseau établit « la volonté générale pour premier principe de l’économie publique et règle fondamentale du gouvernement » (Eco. Po., 64), et non la loi de nature… que ne s’en est-on rappelé ces trente dernières années. On voit donc que c’est la volonté générale, le règne de la loi, qui doit fonder le bon gouvernement dans l’Etat ; ce que nous savons depuis Rousseau précisément. Mais au-delà ? Peut-être qu’effectivement le modèle ne doit pas s’étendre infiniment.

Rousseau l’admet en ces termes :

comme la nature a donné des termes à la stature d’un homme bien conformé, passé lesquels elle ne fait plus que des géants ou des nains, il y a de même, eu égard à la meilleure constitution d’un Etat, des bornes à l’étendue qu’il peut avoir, afin qu’il ne soit ni trop grand pour pouvoir être bien gouverné, ni trop petit pour pouvoir se maintenir par lui-même . (CS, Livre II, ch. 9).

Et de conclure,

Tout bien examiné, je ne vois pas qu’il soit désormais possible au souverain de conserver parmi nous l’exercice de ses droits si la cité n’est très petite. Mais si elle est très petite elle sera subjuguée ? NON. Je ferai voir ci-après comment on peut réunir la puissance extérieure d’un grand peuple avec la police aisée et le bon ordre d’un petit Etat . (CS, Livre III. Ch. 15).

Rousseau a là très brièvement effleuré la question du fédéralisme, puisqu’il ajoute en note sous ce paragraphe : « C’est ce que je m’étais proposé de faire dans la suite de cet ouvrage, lorsqu’en traitant des relations externes j’en serais venu aux confédérations. Matière toute neuve et où les principes sont encore à établir. » Mais il n’ira pas plus loin hélas, si ce n’est cette recommandation aux Polonais dans ses Considérations sur le Gouvernement de Pologne :

La première réforme dont vous auriez besoin serait celle de votre étendue. Vos vastes provinces ne comporteront jamais la sévère administration des petites Républiques. Commencez par resserrer vos limites, si vous voulez réformer votre gouvernement. Peut-être vos voisins songent-ils à vous rendre ce service. Ce serait sans doute un grand mal pour les parties démembrées ; mais ce serait un grand bien pour le corps de la Nation. Que si ces retranchements n’ont pas lieu, je ne vois qu’un moyen qui pût y suppléer peut-être et qui est heureux, ce moyen est déjà dans l’esprit de votre institution. Que la séparation des deux Polognes soit aussi marquée que celle de la Lituanie : ayez trois Etats réunis en un. Je voudrais, s’il était possible,, que vous en eussiez autant que de Palatinats ; formez dans chacun autant d’administrations particulières. Perfectionnez la forme des Diétines, étendez leur autorité dans leurs Palatinats respectifs ; mais marquez-en soigneusement les bornes, et faites que rien ne puisse rompre entre elles le lien de la commune législation et de la subordination au corps de la République. En un mot, appliquez-vous à étendre et perfectionner le système des Gouvernements fédératifs, le seul qui réunisse l’avantage des grands et des petits Etats, et par là le seul qui puisse vous convenir. Si vous négligez ce conseil, je doute que jamais vous puissiez faire un bon ouvrage. (Gouv. Pologne, p. 183).

On le voit, selon Rousseau lui-même, la meilleure réponse à la grande taille d’une Communauté politique n’est pas l’extension sous une unique République, mais une forme fédérative (à moins d’alternativement préférer le remède douloureux de l’ablation de parties du territoire pour constituer une multitude de petites Républiques) ; mais alors on retombe sur le problème de la paix, traité précédemment.

Il en découle donc que Rousseau nous indique, si ce n’est explicitement, du moins assez clairement, que l’Europe ne saurait être construite sur le modèle d’une unique communauté politique rousseauiste. Et par ailleurs, s’il préconise en des termes généraux le gouvernement fédératif, il n’en développe, faute de temps – son grand projet d’ouvrage sur les Institutions politiques ne se fera jamais – les contours. Sommes-nous alors au bout de la contribution du citoyen de Genève à la réflexion sur la question européenne contemporaine ? Pas tout à fait. La « méthode Rousseau », dont j’ai posé un bref exemple ci-dessus, pourrait encore nous être utile pour aller au-delà du monde de Rousseau, ce monde nouveau qu’avait vu naître Goethe mais qui en est à son crépuscule. Ainsi selon sa méthode de pensée, chercher une inspiration libre, et transposer tant que faire se peut du plus petit au plus grand. Sur ce dernier point, trois brèves intuitions rousseauistes, qui mériteraient plus de considération dans les efforts actuels des penseurs des institutions de l’Europe.

Tout d’abord, même si « C’est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la liberté » (Eco.Po., 66), Rousseau rappelle « l’inflexibilité des lois, qui les empêche de se plier aux événements, peut en certains cas les rendre pernicieuses, et causer par elles la perte de l’Etat dans sa crise. […] Il ne faut donc pas vouloir affermir les institutions politiques jusqu’à s’ôter le pouvoir d’en suspendre l’effet » . Ce que se sont opportunément rappelé ce matin les juges de Karlsruhe. Et pourtant nous savons à quel point ils sont défenseurs de la loi fondamentale[3]

Et sur ce point encore, Rousseau ouvre une fenêtre lorsqu’il affirme « qu’il n’y a dans l’Etat aucune loi fondamentale qui ne puisse se révoquer, non pas même le pacte social ; car si tous les citoyens s’assemblaient pour rompre ce pacte d’un commun accord, on ne peut douter qu’il fut très légitimement rompu » . (CS, Livre III, ch. 18).

Et alors, les peuples se dissolvent, la volonté générale disparaît ? OUI. Et le souverain avec. En effet écrit Rousseau :

« La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu ». (CS, Livre II, ch. 15). Evidemment, on peut s’arrêter à ce qu’elle doit rester la même. Ou considérer qu’elle peut être autre… C’est peut-être cela que Rousseau l’Européen de son temps, accoucheur d’un monde aujourd’hui épuisé, laisse comme message, enfoui dans ses écrits certes, aux européens d’aujourd’hui. Une méthode de pensée, un art du renversement de la logique et de la transgression des bornes de la pensée de son temps.

Avant de clore, rappelons encore que Jean-Jacques, le citoyen de Genève, s’il offre la boîte à outil conceptuelle pour esquisser des solutions institutionnelles à la question européenne, met également en garde contre toute solution de réforme trop hâtivement ficelée en lieu et place d’un statu quo peu organisé. Ainsi par deux fois Rousseau avertit les polonais, en des termes qui auraient une intéressante résonance européenne, en ce ces temps où les projets d’Europe fédérale refleurissent.

En lisant l’histoire du gouvernement de Pologne [on pourrait facilement et apocryphement substituer «l’histoire de la gouvernance européenne»], on a peine à comprendre comment un Etat si bizarrement constitué a pu subsister si longtemps. Un grand corps formé d’un grand nombre de membres morts, et d’un petit nombre de membres désunis, dont tous les mouvements presque indépendants les uns des autre, loin d’avoir une fin commune, s’entre-détruisent mutuellement, qui s’agite beaucoup pour ne rien faire, qui ne peut faire aucune résistance à quiconque veut l’entamer, qui tombe en dissolution cinq ou six fois chaque siècle, qui tombe en paralysie à chaque effort qu’il veut faire, à chaque besoin auquel il veut pourvoi, et qui malgré tout cela vit et se conserve en vigueur ; voilà, ce me semble, un des plus singuliers spectacles qui puissent frapper un être pensant. Je vois tous les Etats de l’Europe courir à leur ruine. Monarchies, Républiques, toutes ces nations si magnifiquement instituées, tous ces beaux gouvernements si sagement pondérés, tombés en décrépitude, menacent d’une mort prochaine ; et la Pologne, cette région dépeuplée, dévastée, opprimée, ouverte à ses agresseurs, au fort de ses malheurs et de son anarchie, montre encore tout le feu de la jeunesse ; elle ose demander un gouvernement et des lois, comme si elle ne faisait que naître. Elle est dans les fers, et discute les moyens de se conserver libre ! Elle sent en elle cette force que celle de la tyrannie ne peut subjuguer. Je crois voir Rome assiégée régir tranquillement les terres sur lesquelles son ennemi venait d’asseoir son camp. Braves Polonais [rappelez-vous nous transposons aux européens d’aujourd’hui] , prenez garde ; prenez garde que pour vouloir trop bien être, vous n’empiriez votre situation. En songeant à ce que vous voulez acquérir, n’oubliez pas ce que vous pouvez perdre. Corrigez, s’il se peut, les abus de votre constitution ; mais ne méprisez pas celle qui a fait ce que vous êtes.

Vous aimez la liberté, vous en êtes dignes ; […]. Maintenant, las des troubles de votre patrie, vous soupirez après la tranquillité. Je crois fort aisé de l’obtenir ; mais la conserver avec la liberté, voilà ce qui me paraît difficile. C’est au sein de cette anarchie qui vous est odieuse que se sont formées ces âmes patriotiques qui vous ont garantis du joug. Elles s’endormaient dans un repos léthargique ; l’orage les a réveillées. Après avoir brisé les fers qu’on leur destinait, elles sentent le poids de la fatigue. Elles voudraient allier la paix du despotisme aux douceurs de la liberté. J’ai peur qu’elles ne veuillent des choses contradictoires. Le repos et la liberté me paraissent incompatibles ; il faut opter.

Je ne dis pas qu’il faille laisser les choses dans l’état où elles sont ; mais je dis qu’il n’y faut toucher qu’avec une circonspection extrême. En ce moment on est plus frappé des abus que des avantages. Le temps viendra, je le crains, qu’on sentira mieux ces avantages, et malheureusement ce sera quand on les aura perdus. (Cons. Pologne, p. 183).

Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte vue ; j’aurais dû la fixer toujours plus près de moi . (CS, Livre IV. Ch. 9 ; les spécialiste auront reconnu là la dernière phrase du Contrat social…).

Notas

1 Que d’aimer «mieux commander à des mercenaires qu’à des hommes libres, ne fut-ce qu’afin d’employer en temps et en lieu les premiers pour mieux assujettir les autres» (Sur l’économie politique, p. 88).
2 Le matin du 12 septembre 2012 où est prononcée cette conférence, la Bundesverfassungsgericht de Karlsruhe a rendu un arrêt autorisant la ratification par l’Allemagne du Traité instituant le Mécanisme européen de stabilité financière (Traité MES).
3 Selon moi, plusieurs des actions entreprises par la Banque centrale européenne sont clairement contraires au droit européen tel qu’il découle des Traités révisés par le traité de Lisbonne. Heureusement, ce n’est pas au juge allemand de vérifier le respect du droit européen. Si ce n’est que dans leur arrêt Maastricht de 1992, les juges de Karlsruhe avaient clairement indiqué que les actions de l’Union européenne n’étaient valables pour l’Allemagne que dans les limites des compétences qu’avait transférées l’Allemagne à l’UE. Mais qu’au-delà, les actes de l’UE seraient soumis au contrôle des juges allemands, selon les dispositions de la Loi fondamentale allemande! Mais, comme le disait Rousseau, «il ne faut donc pas vouloir affermir les institutions politiques jusqu’à s’ôter le pouvoir d’en suspendre l’effet» .