La culture et l’Union européenne: objet politique non identifié / Aude Jehan
La culture et l’Union européenne: objet politique non identifié, Aude Jehan, Presses académiques francophones, 2013, 384 pp.
Dans ce livre l’auteur dresse un panel des différents aspects de la culture au sein de l’Union européenne, allant de son rôle politique, reconnu ou non, aux enjeux qu’elle représente d’un point de vue économique, mais aussi en terme de valeur ajoutée. Il ne s’agit pas tant d’établir une définition quelle qu’elle soit, que de brosser un tableau de la vision concrète, et pratique de la culture, telle que la conçoit l’UE, au travers de son action.
Mais qu’est-ce donc que la culture européenne? Alors que pour les Européens, le terme n’évoque guère davantage qu’une pratique artistique commune, le XXème siècle marque une évolution certaine. La culture devient un enjeu philosophique et politique majeur. Or, si l’on considère parallèlement l’évolution de la culture et celle de l’Union européenne, on s’aperçoit que la première fut très vite appréhendée tant en termes de production artistique et de pratiques extérieures, qu’en tant qu’ensemble de modes de pensées, de sentiments, de perceptions, de manières d’être dans le monde, profondément intériorisés et créateurs d’identité. Puis, la fin de la guerre froide et la chute du bloc communiste entraîna un changement radical de l’appréhension de la culture. L’apparition en nombre de nouveaux états indépendants et la justification culturelle de leur indépendance sur le plan international, devint une question politique majeure, plaçant la culture au centre du débat. « Le concept de culture fut élargi pour englober celui d’identité ».
Par la suite, la notion de culture, rattachée à l’idée de développement endogène, connut un nouvel essor politique. Le lien entre la culture et le développement a fourni des arguments en faveur d’un soutien financier et administratif aux pays en voie de développement, lesquels revendiquaient le droit de définir leurs “propres” voies de développement pour participer pleinement et sur un pied d’égalité aux affaires internationales. A nouveau se posa la question de l’identité mais aussi de l’héritage européen dans des pays pour la plupart tous anciennement colonisés par l’Europe.
Les conflits successifs et notamment celui d’ex-Yougoslavie cristallisa le lien entre la culture et la démocratie, interrogeant la culture sur le droit des minorités ou la coexistence de communautés culturelles diverses. Plus récemment, les tensions sociales de plus en plus fortes, non seulement à l’échelle internationale, mais aussi nationale, régionale et locale, et en particulier en milieux urbains, accentuèrent encore le « besoin de tolérance non seulement entre les sociétés mais également en leur sein» soulevant à nouveau nombre d’interrogation quant au rôle de la culture mais aussi aux critères inhérents à leur identité et leur propre compréhension d’elles-mêmes.
L’auteur défend l’hypothèse selon laquelle la culture fut peu à peu connotée d’une notion identitaire de plus en plus forte, au point d’y être parfois totalement assimilée. Non seulement extrêmement réductrice, cette définition pourrait s’avérer « anti- culturelle » et extrêmement dangereuse à l’avenir, privant l’Europe d’une longue tradition d’intégration et de mixité, au nom de la sauvegarde des particularismes. La confrontation à l’autre a mis en exergue ces quarante dernières années les dimensions culturelles de nos sociétés et soulevé de nombreuses interrogations.
Face à une Union européenne sans cesse grandissante, les défis culturels se font chaque jour plus criants: pourquoi et comment intégrer de nouveaux Etats membres? La Turquie doit-elle entrer dans l’UE? Qu’est-ce donc au fond qu’une société multiculturelle? Quelle place pour l’Islam en Europe? Autant de questions qui sont soulevées dans ce livre, avec véracité et finesse, mettant en exergue, le cas échéant, le paradoxe entre discours et réalité.
Dans la deuxième partie, on revient sur la place de la culture au sein des politiques communautaires, tant au niveau intra-communautaire qu’au sein des relations extérieures.
Le livre démontre bien combien la finalité des politiques culturelles varie: tandis que l’action communautaire dans le domaine de la culture vise avant tout à promouvoir les échanges et la diversité qui la caractérisent, celle des Etats membres n’est en rien comparable, puisque largement orientée vers un territoire national, notamment dans le cas des Etats Nations, telle la France, ou au contraire, vers une entité culturelle spécifique, comme c’est le cas dans certains Länder allemands. Dans ce contexte, on comprend aisément le soutien accordé par l’UE à une politique européenne à la fois régionale et culturelle, incitant bien souvent à la coopération transnationale, autant qu’au développement local.
Puis, après avoir souligné combien la culture peut s’avérer un atout pour les régions, en tant que facteur de cohésion et de développement local, l’auteur se concentre sur le volet extra communautaire. Ainsi, suite à l’analyse de quelques partenariats à forte composante culturelle, tels les accords avec les pays ACP ou méditerranéens, l’auteur s’attache à démontrer que la culture est un facteur important de la politique d’immigration, mais malgré tout laissé pour compte. Au contraire, son rôle primordial dans la reconstruction post-conflictuelle, notamment dans les Balkans, lui a valu un certain intérêt se traduisant depuis peu par une prise en compte d’un volet culturel au sein même de la politique de sécurité et de défense de l’UE (PESD). Il ne s’agit néanmoins là que d’un cas isolé, mais qui peut-être ouvrira enfin la voie à une reconnaissance de la culture comme facteur à part entière de la construction politique de l’Europe.
Il s’ensuit une analyse des réticences et les polémiques dès que l’on « touche à la Culture ». En effet, la plupart des obstacles s’opposant tant à la réalisation d’une politique culturelle commune qu’à l’élargissement avec certains pays tel que la Turquie ou même la ratification d’un Projet de Constitution, relèvent tous d’une interprétation identitaire de la culture.
Enfin, dans la troisième partie, l’auteur s’attache à démontrer l’ aspect purement économique, la culture est devenue un enjeu international majeur, dont la préservation s’est imposée peu à peu véritablement comme le cheval de bataille européen.
Ce livre, très complet et extrêmement bien documenté, offre une vision nuancé de l’action des Etats membres et de l’Union européenne en matière culturelle. L’auteur s’attache à nous convaincre de l’importance la culture européenne. Si tant est qu’elle puisse un jour être définie et reconnue comme telle, elle doit être encadrée par une politique à son image : permettant une action commune, mais qui respecte son essence de « culturekaléidoscope ».
Jenaro Talens