Les racines plurielles de l’Europe. De la pertinence d’étudier aujourd’hui les racines de l’Europe.
Résumé
Le processus de configuration de l’Union européenne ne doit pas être considéré comme le chemin vers une entité politique homogène, mais comme une mise en valeur de la spécificité de chaque peuple: l’idée est celle de «l’unité dans la diversité». Il est plus fructueux d’identifier et de traiter ces diversités que chercher les traits des trajectoires historiques qui convergent à certains moments. Ainsi, l’utilisation du concept des «racines européennes» nous renvoie à un processus d’intégration qui va au-delà des premières étapes de la construction de l’Union, puisque les racines renforcent le tronc (botanique et culturel-politique), s’étendant en même temps au long de la surface, favorisant l’apparition de nouveaux bourgeons.
Mots-clé
Union européenne, racines historiques et culturelles, CECA, CEE
Ce dossier ressemble les interventions présentées lors du Symposium Internationale que sous le titre de Les racines plurielles de l’Europe/Las raíces plurales de Europa a eu lieu à l’Université de Genève le 12 et 13 septembre 2013, organisé par l’Institut Européen avec la collaboration du collectif de la Revue EU-topías. Un mois et demi plus tard, le 28 octobre, toujours à l’Université de Genève, on a celebré le 50e aniversaire de la fondation de l’Institut par Denis de Rougemont. Ce jour l’Institut a réuni ses alumni, depuis 1965 ayant obtenu leur diplôme en Études européennes. Entre eux, le plus européen de tous, actuellement Président de la Commission Européenne, José Manuel Durão Barroso, diplômé en 1985, a pronocé une conférence en hommage à qui fut le fondateur de l’Institut, dans le cadre d’une réflexion plus ample sur les enjeux crucieux pour le futur de l’UE.
La cérémonie avait aussi un autre volet: l’inauguration, au sein du Global Studies Institute/Institut d’Études globales, successeur de l’IEUG, d’un «Pôle Denis de Rougemont en Études europeennes».
Nous avons décidé d’incoporer, comme clôture du dossier, les deux textes lus à l’Auditoire Piaget lors de cette journée célébratoire.
L’idée d’une rencontre autour des racines plurielles de l’Europe est née d’une réflexion à partir de ce qui – de l’avis des membres de la Convention sur l’Avenir de l’Europe – devait constituer la devise de l’Union européenne : « Unie dans la diversité »[1]. Si cette communauté politique européenne en émergence[2] se constitue par un rassemblement de peuples, de traditions ou d’histoires préservant leurs spécificités – et non comme une Nation qui se construit et se proclame, notamment pour la plus extrême en la matière (la France), comme « une et indivisible »[3] – il est alors rationnel de rechercher des sources plurielles à cette diversité, laquelle en effet serait bien paradoxale si elle émergeait diverse d’une unique origine.
Ainsi, plutôt que de travailler à forger une source originelle commune aux Européens, chercher les traces de trajectoires historiques qui convergeraient en un corps politique homogène[4], il nous est paru plus fécond de chercher à identifier la pluralité et la diversité des origines et parcours de ces composantes multiples de l’Union européenne. D’où cette proposition de réfléchir à partir de la métaphore botanique d’une plante ou d’un arbre, dont l’étendue et les ramifications de la partie émergente ne puisent pas tant leur origine ou leur force dans la partie commune et unique qui semble émerger du sol (tronc ou tige), que dans un réseau souterrain de racines dont l’étendue et les divisions sont dans la règle aussi importantes que les terminaisons visibles.
A cette proposition, les participants à la rencontre ont formulé deux objections ou réserves, lesquelles peuvent être exprimées ainsi. Premièrement, une telle approche, même si son insistance sur le pluralisme et la diversité aux origines peut se révéler féconde, ne fait néanmoins que reproduire une quête historique de sens, afin de justifier l’actuel projet européen. En cela, elle ne se départ pas, ou pas suffisamment, de la démarche historiciste qu’elle reproche aux constructions de type national, transposée au supranational. Deuxièmement, l’Union européenne a considérablement évolué ces dernières décennies, tant pour ce qui concerne l’ambition politique de son projet que pour ce qui est de son étendue géographique. En conséquence, la recherche des racines ne permettra pas d’éclairer simultanément l’apparition de la CECA ou de la CEE au mitan du XXe siècle, et les conditions et modalités de l’adhésion plus large à un projet européen plus politique à l’aube du XXIe siècle.
A ces deux objections, intéressantes, nous proposons une unique réponse, liée à notre métaphore initiale. En effet, ces deux critiques révèlent une mauvaise interprétation de la notion de racine chez un végétal ; du point de vue de la botanique, les racines ne précèdent dans la règle que de peu les développements de la plante en surface. En fait, plus la plante, ou l’arbre, se développe, plus ses racines doivent elles aussi se développer et s’enfoncer profondes dans le terreau nourricier. Ce qui permet ainsi de répondre à la seconde objection, à savoir que les racines de l’Europe actuelle et de ses vingt-huit Etats membres ne sont probablement pas celles de la Communauté à six Etats des années 1950 : exact ! Les racines, chez un végétal, se développent continuellement et parallèlement à la croissance aérienne ; il devrait en aller de même des racines plurielles de l’Europe.
Ainsi plus les ramifications et extensions visibles seront nombreuses et importantes pour l’Europe, plus ses racines devront être étendues et profondes. La recherche de racines n’est pas l’exploration des conditions préexistantes à l’intégration européenne (de l’origine post-guerre mondiale ou de ses développements suivant l’effondrement du projet communiste à l’Est du continent), mais l’observation de la production de racines en parallèle à l’extension continue du projet européen. Le débat « en surface » entre élargissement et approfondissement – faut-il privilégier l’approfondissement de l’intégration économique et le développement de l’intégration politique préalablement à l’élargissement géographique, ou ce dernier peut-il précéder l’approfondissement ? – aura ainsi son pendant dans l’étude des racines du projet. En d’autres termes, l’étude des racines plurielles est l’observation d’un processus dynamique, et non la recherche, selon les méthodes historiques actuelles, d’un passé européen préexistant. La discipline historique s’est structurée autour d’histoires nationales dont il ne paraît pas opportun de reproduire les canons dans l’étude des racines plurielles de l’Europe. Mais l’Europe, en raison de la spécificité irréductible du projet politique et historique qu’elle représente, n’est pas non plus correctement appréhendée par l’étude du seul développement de ses mécanismes coopératifs interétatiques et intégratifs (les solidarités de fait chères à Jean Monnet) comme sait le faire l’histoire internationale.
Il s’agit bien, avec ce projet d’étude des racines plurielles de l’Europe, de réfléchir non seulement à l’objet, mais aussi à la méthode. Comme les premiers médecins en étaient réduits à des conjectures et des pratiques – paraissant aujourd’hui bien étranges – pour essayer de comprendre le fonctionnement d’un corps humain dont l’intérieur restait mystérieux et méconnu, il convient pour les chercheurs se penchant sur l’Europe de sonder le substrat du projet européen ; non tel qu’il fut à tel ou tel moment, mais tel qu’il se développa à ces moments, et tel qu’aujourd’hui encore il se développe ou se rabougrit. Et ceci en creusant autrement (et probablement ailleurs) que dans les seules histoires nationales, internationale, culturelle, économique, intellectuelle (etc.) de l’Europe.
Cette rencontre, nous l’espérons, a ainsi constitué une première invitation à plonger dans l’exploration dynamique de ces racines de l’Europe. Avec effectivement des incertitudes et des débats méthodologiques à mener. Mais aujourd’hui plus que jamais l’Europe a besoin de renouveler les débats sur ses fondements, donc son avenir.
Notas
↑1 | Art. I-8 tu « Traité établissant une Constitution pour l’Europe », Journal officiel de l’Union européenne, C 310 du 16 décembre 2004. |
↑2 | Voir sur la nature de cette communauté politique, Daniel Innerarity, “The political innovation of the European Union”, Cuadernos Europeos de Deusto, 48/2013, p. 51-72 ; notamment p. 52 : « […] Europe’s deepest problem is its cognoscitive [sic] deficit, our lack of understanding about what the European Union stands for. It is difficult for us to understand that we are facing one of the greatest political innovations in recent history, an authentic laboratory to test a new formula for identity, power or citizenship within the framework of globalization.” |
↑3 | Art. 2 de la Constitution de la République française du 4 octobre 1958, « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. » |
↑4 | Toute la théorie politique est imprégnée « d’acquis » qu’il faut, dans le contexte de l’innovation politique radicale que représente l’Union européenne, oser remettre en cause. Ainsi la vision de la page de couverture du Léviathan de Hobbes (1651), de ce corps unique du pouvoir composé d’une multitude d’individus conduira au concept national et non à celui d’une Union dans la diversité dont se réclame l’Union européenne. |