La question du pouvoir en Islam
Résumé
Historiquement, l’islam a toujours connu une distinction tranchée entre le pouvoir politico-militaire et l’autorité religieuse des ulémas, en même temps qu’une collusion de fait entre les deux. Il a aussi toujours gardé la nostalgie d’un état mythique dans lequel les deux types de pouvoir étaient unis en une seule personne, le calife. Cette situation a inhibé l’émergence d’un véritable état avec des structures de gouvernement définies et des mécanismes de dévolution du pouvoir. Les régimes autocratiques issus des indépendances ont rompu cet équilibre traditionnel, soit en cherchant à mettre les religieux à l’écart (Tunisie, Égypte), soit en imposant une théocratie (Arabie Saoudite, Iran).
Les révoltes arabes ont incontestablement ouvert une ère nouvelle dans la définition du pouvoir en terre d’islam. Il est pour l’instant difficile de voir si celle-ci débouchera sur l’établissement d’un nouvel équilibre ou sur une période d’anarchie prolongée.
Mots-clés
Sphère politico-militaire, autorité religieuse, Islam, théocratie, les révoltes arabes
Les révoltes arabes ont incontestablement ouvert une ère nouvelle dans la définition du pouvoir en terre d’islam. Il est pour l’instant difficile de voir si celle-ci débouchera sur l’établissement d’un nouvel équilibre ou sur une période d’anarchie prolongée.
Le « printemps arabe » a replacé au centre de l’actualité des questions anciennes : Y a-t-il incompatibilité entre islam et démocratie ? Est-ce un hasard si la quasi totalité des pays musulmans vit sous des régimes dictatoriaux ? Y a-t-il une forme politique spécifique à l’islam qui serait déterminée de manière stricte par des contraintes d’essence religieuse et rendrait impossible la séparation de l’état et de la religion ? En d’autres termes, la théocratie serait-elle la seule forme politique compatible avec l’islam ?
A cette dernière question, il est intéressant de noter que tant les islamistes radicaux que les islamophobes occidentaux donnent une réponse positive, les uns pour rejeter le modèle occidental impliquant l’égalité de tous devant la loi, quelle que soit leur religion (ou leur sexe), les autres pour dénoncer un péril islamique qui menacerait l’Europe. Dans la tradition occidentale, c’est Jean-Jacques Rousseau, toujours à contre-courant, qui est à ma connaissance le seul à louer Mahomet précisément pour ce qui rend sa religion odieuse aux yeux de beaucoup, à savoir la fusion des deux domaines. On peut penser qu’il fut ébloui en cela par l’étonnante ressemblance entre Médine et sa ville natale de Genève : « Mahomet eut des vues très saines, il lia bien son système politique, et tant que la forme de son Gouvernement subsista sous les Caliphes ses successeurs, ce Gouvernement fut exactement un, et bon en cela. Mais les Arabes devenus florissants, lettrés, polis, mous et lâches, furent subjugués par des barbares ; alors la division entre les deux puissances recommença1. »
Ce que je voudrais tenter ici est d’apporter sur le « printemps arabe » l’éclairage de l’histoire du pouvoir en islam et de la pensée politique islamique traditionnelle. Il devrait être ainsi possible de montrer que la stupéfaction qui a salué en Occident les révoltes de l’année 2011 résulte en grande partie du préjugé traditionnel sur le caractère théocratique du pouvoir en islam. Je ne prétends nullement qu’une meilleure connaissance de l’arrière-plan historique et idéologique du phénomène permette de l’expliquer. Dans le cas des révoltes arabes, il paraît évident que des facteurs matériels immédiats, économiques et démographiques, en ont été le véritable déclencheur. Néanmoins, la pratique traditionnelle du pouvoir en islam semble avoir conditionné dans une large mesure les réactions des autorités et de la société face au soulèvement. Elle pourrait surtout influer de manière décisive sur l’évolution ultérieure des régimes issus des « révolutions ».
Le Coran et la Tradition islamique fournissent des éléments de droit pénal, civil, commercial ; à vrai dire, il s’agit dans la plupart des cas plutôt de règles morales dont les applications juridiques doivent être déduites par un raisonnement analogique. En revanche, le Coran est silencieux sur ce que l’on appellerait le droit constitutionnel. Le seul verset, médinois, auquel les penseurs politiques puissent se référer dit : « Obéissez à Dieu, à son Prophète et à ceux qui détiennent l’ordre (amr). » (4/59 ; 83). Ce verset n’est pas dénué d’ambiguïté en raison du terme amr (d’où dérive amîr, l’ « émir ») que l’on peut comprendre comme « commandement » ou comme « affaire ». L’expression « ceux qui détiennent l’ordre (ûlû al-amr) peut ainsi signifier aussi bien les dirigeants que d’une manière plus vague et plus générale les notables. Ibn Taymiyya au XIVe siècle dira que cela inclut aussi les ulémas, une interprétation manifestement intéressée et totalement anachronique puisque par définition il ne pouvait y en avoir du vivant du Prophète. Quoi qu’il en soit, ce verset est capital car il fonde la définition traditionnelle des deux sources scripturaires du droit : Coran et Tradition, cette dernière pouvant se définir comme le substitut du Prophète in absentia.
A la mort du Prophète, soudaine, trois candidats, un Médinois, Ali son gendre et cousin, et Abu Bakr son beau-père s’opposent pour sa succession à la tête de la communauté. C’est le dernier nommé qui l’emporte au motif qu’il aurait, avec l’assentiment du Prophète, dirigé la prière comme imam pendant la brève maladie de ce dernier. C’est l’origine du califat, et il est significatif que le calife s’appelle aussi imam. Ce système a duré trente ans avec ceux que l’on appelle les califes bien guidés, dont les deux derniers, Uthman et Ali, appartenaient à la famille élargie du Prophète. En 661, la dynastie des Omeyyades, puis celle des Abbassides, prennent la tête de la communauté musulmane. C’est ce que les théologiens-historiens arabes décrivent comme passage du califat aumulk, pouvoir dynastique et monarchique qui constitue une perversion du califat, seul état légitime et conforme à l’islam. Il est bon de souligner que l’entité qu’il s’agissait de diriger, en particulier sur le plan militaire, n’avait au départ rien d’un état au sens moderne du terme. Il n’y a d’ailleurs pas de mot en arabe pour le désigner. Le plus proche pourrait être al-madîna, mais ce nom commun, devenu le nom propre de « la Ville du Prophète », désigne en réalité un ensemble de tribus gardant chacune son chef et liées par des accordsad personam avec le Prophète ou le calife après lui. Le Prophète possède les fonctions d’arbitre et de messager de Dieu, mais dans cette seconde capacité, il ne peut avoir de successeur. C’est en effet l’un des dogmes les plus assurés de l’islam que Muhammad est le dernier des prophètes. Le calife doit être reconnu à chaque fois par une allégeance personnelle (dite bay’a, littéralement « contrat »). Il manque donc au système l’élément de continuité propre à l’état. D’autre part, l’autorité appartient à Dieu, le calife n’ayant pour fonction que de faire respecter et appliquer Ses commandements. En termes modernes, il a un pouvoir exécutif, mais non législatif. Traditionnellement, la principale fonction exercée par les califes a été la guerre, pour défendre ou accroître le territoire de l’islam, mais il est intéressant de noter que les « bien guidés » ont précisément été peu actifs dans ce domaine ; il y a même des indications claires dans les sources historiques montrant que les conquêtes ont constitué une initiative de généraux ou chefs tribaux qui n’avaient reçu aucun mandat du calife ; elles furent exemptes de toute planification de la part de ce dernier, et furent même dans certains cas accomplies en violation de leurs ordres exprès.
Très tôt, dès le milieu du IXème siècle, le pouvoir des califes-rois a été sapé de deux manières : d’une part leur immense empire a éclaté sous son propre poids et de multiples dynasties locales se sont constituées, beaucoup d’entre elles non arabes : Perses, Turcs, Berbères etc., et même à Bagdad ce sont bien souvent, comme à Rome autrefois, les gardes turcs qui ont fait et défait les califes et les vizirs. D’autre part, le développement du droit islamique, la charia, a débouché sur l’établissement d’un système extrêmement complexe, fondé sur la connaissance d’un corpus de dizaines, voire de centaines de milliers de textes ainsi que d’une méthodologie très subtile, une casuistique englobant toutes les virtualités de la vie quotidienne ; ce système s’accompagna de la formation d’une caste capable de gérer le droit : les ulémas. Il y eut à cet égard entre les califes et les ulémas une succession de crises qui débouchèrent sur la victoire totale de ces derniers à qui fut de facto reconnu le monopole d’interpréter la Loi. Alors qu’au début de l’islam les califes furent considérés comme les héritiers des prophètes, ce sont désormais les ulémas qui sont regardés comme tels selon une tradition dûment authentifiée par les intéressés. A partir de là s’est établie une division des compétences et des prérogatives entre détenteurs du pouvoir politico-militaire et responsables du droit et de la morale publique infiniment plus tranchée que tout ce qu’a connu l’Occident médiéval. Ce partage des tâches (et de leurs avantages économiques afférents) s’est opéré le plus souvent de manière très consensuelle et dans une collusion parfaite entre un pouvoir coercitif basé sur la seule force physique et dénué de toute légitimation populaire ou religieuse et redevable aux ulémas de la seule sanction pouvant la suppléer. En échange de quoi le pouvoir maintenait les prérogatives des ulémas, y compris financières, les établissements religieux étant très généreusement dotés. En chrétienté l’imbrication des deux ordres, l’alliance du trône et de l’autel, a été beaucoup plus étroite, ce qui n’a nullement empêché les rivalités violentes pour la première place comme en témoignent les conflits entre l’empereur ou autres souverains temporels et la papauté. En islam, cette collusion a été renforcée par les conflits avec la chrétienté, Croisades et Reconquista, à partir du XIème siècle, la lutte contre les chrétiens se parant d’une coloration religieuse croissante. En même temps, le hiatus séparant les deux ordres n’a cessé de s’élargir en raison du renforcement de la distinction sociale, ethnique et linguistique entre princes turcs, kurdes ou berbères d’une part et ulémas arabes d’autre part.
Ce qui caractérise la période s’étendant de la fin du pouvoir effectif des Abbassides vers 850 jusqu’à l’établissement de l’empire ottoman vers 1500, c’est, comme on l’a déjà signalé plus haut, l’absence d’état en islam dans un sens approchant même de loin du sens moderne. Il y a des princes locaux (sultans, émirs etc.) dont le pouvoir est le plus souvent circonscrit à un territoire limité et mal défini, des dynasties dont la domination est également très limitée dans le temps, en moyenne un siècle. Ce n’est pas au hasard, mais bien par l’observation de la situation de son temps, qu’Ibn Khaldûn a argumenté que la durée d’une dynastie est à peu près celle d’une vie humaine, soit quatre générations. Comme on l’a vu, il n’existe pas de mécanisme de dévolution du pouvoir. Il n’y a pas non plus de territoire national délimité, ce qui est en pleine conformité avec l’idéologie de l’islam qui ne reconnaît que la umma, la communauté des croyants, mais se garde bien de lui assigner un territoire défini puisque l’islam a vocation à s’étendre sur la terre entière. Enfin l’administration est réduite au strict minimum : même la collecte de l’impôt a été pour ainsi dire privatisée par un système de ferme (iqtâ‘). Il est significatif qu’un prince n’est jamais défini par le territoire sur lequel il règne « prince de x », un principe, soit dit en passant, qui atteint son apogée dans la dénomination de « Royaume d’Arabie Saoudite », dans laquelle c’est la famille qui donne son nom au pays. Les princes médiévaux et pré-modernes se revendiquent une légitimité islamique en s’octroyant des titres ronflants tels que « soutien de la religion », « celui qui s’appuie sur Dieu », « sabre de l’islam », etc. Très souvent apparaît le binôme « du monde d’ici-bas et de la religion » (al-dunyâ wal-dîn). Toute cette phraséologie, fait partie du pacte religieux qui les légitime.
Revenons au récit fondateur, dans la conscience politique islamique, de la transformation du califat en royauté. Il forme la base de la théorie du pouvoir en islam, même après la chute du califat abbasside (1258), chez un Ibn Khaldûn (1332-1405). Il s’agit d’un mythe à la fois descriptif (comment l’état idéal fondé par le Prophète a-t-il pu dégénérer ?) et prescriptif (comment trouver le remède au mal-être politique ?). On notera à ce propos l’analogie de cette question avec un autre problème, celui de la disparition du monothéisme : Abraham (et déjà Adam) étaient selon le Coran monothéistes ; le premier nommé aurait construit la Ka’ba : comment expliquer dans ces conditions que celle-ci ait été envahie par les idoles à l’époque de la naissance du Prophète ? L’opposition entre le roi et le prophète est ancrée dans la tradition monothéiste la plus ancienne. Il convient de rappeler ici le récit remarquablement parallèle de la Bible (I Samuel, 8, 4-18) : les anciens d’Israël demandent à Samuel de leur donner un roi comme aux autres nations. Dieu dit alors à celui-ci d’accéder à leur demande, mais de les avertir : ce roi prendra vos fils et vos filles, vos champs et vos troupeaux ; il vous fera payer des impôts et vous serez ses esclaves. « Ce jour-là vous crierez à cause de votre roi que vous vous serez choisi, mais ce jour-là Dieu ne vous répondra pas. » La royauté conduira finalement à l’exil et à la destruction du royaume d’Israël.
La vision de l’islam est moins tragique et plus pragmatique. Le danger qui guette la communauté est interne, non externe. La priorité est d’éviter la fitna, la sédition, la guerre des musulmans contre d’autres musulmans. Tous les moyens sont bons pour y échapper. C’est ainsi qu’un théologien du XIIIème siècle a pu dire que quarante ans sous un sultan tyrannique valaient mieux qu’un jour sans autorité. C’est ici que le verset coranique cité plus haut trouve toute son utilité : obéissez à ceux qui détiennent le commandement, quels qu’ils soient. Mais le califat reste l’idéal dont la présence inaccessible, à l’horizon de toute action politique, a eu pour effet de délégitimer à l’avance toute construction étatique terrestre.
Dans un ouvrage qui a fait date, le philosophe Karl Löwith a montré comment la philosophie de l’histoire élaborée en Occident représentait une transposition sur le plan politique de la théologie sotériologique chrétienne2. L’apothéose de l’état chez Hegel et la société sans classes de Marx constituent ainsi le substitut du règne de l’esprit dans le millénarisme médiéval et le rétablissement d’un paradis dépourvu de transcendance. Elles remplacent l’eschaton traditionnel du christianisme qui repose sur la restauration de l’état paradisiaque antérieur à la chute. La singularité de l’islam, dans cette perspective, réside en ce que son eschaton se situe dans le passé dans lequel il constituait déjà un état politique et terrestre, ce qui est en parfaite conformité avec le fait que cette religion répudie la doctrine du péché originel.
Voyons rapidement comment l’observateur le plus direct et le plus perspicace de la politie islamique classique, je veux dire Ibn Khaldûn, envisage les choses.
Malgré son opposition de principe aux philosophes, Ibn Khaldûn part du principe aristotélicien énoncé dès le début des Prolégomènes selon lequel l’homme est un animal politique, qui tend naturellement à former des sociétés et ne pourrait d’ailleurs survivre en isolement. Or, une société où se côtoient de nombreux individus ne peut échapper aux conflits et à l’agressivité. Il faut donc une autorité coercitive capable d’éviter l’anarchie et la violence généralisée. La nécessité d’une telle autorité, appelée par Ibn Khaldûn royauté, peut être déduite rationnellement. Le pouvoir est donc naturel. Tout en souscrivant à la théorie d’un pouvoir d’origine divine, fondé sur une révélation, et au mythe de sa décadence en royauté, tel qu’on l’a exposé plus haut, Ibn Khaldûn en sape donc les bases dès le principe. La différence entre les deux formes de pouvoir réside simplement en ceci que le pouvoir califal dispose d’une loi révélée qui assure le bonheur de l’homme dans ce monde et dans l’autre. Mais un pouvoir monarchique et fondé exclusivement sur la raison est parfaitement suffisant pour assurer le bon fonctionnement d’une société humaine. A ce niveau purement terrestre, Ibn Khaldûn est incapable de dire en quoi les deux régimes se distinguent. Le caractère héréditaire du pouvoir monarchique n’est pas un critère, le calife ayant le droit de désigner son successeur. Ainsi, même la désignation de l’infâme Yazîd par Mu‘âwiya qui marque dans le récit classique le début de la « royauté » est selon lui valide. En revanche, la raison est incapable d’établir la nécessité de la prophétie pour l’établissement d’un état idéal comme l’ont affirmé certains philosophes musulmans. Lorsqu’il évoque le processus historique qui a vu l’émergence de l’institution du califat, Ibn Khaldûn fait une concession remarquable qui ne lui est d’ailleurs pas propre mais qui est un élément constitutif du sunnisme. C’est le consensus des membres, ou plus probablement des notables, de la petite communauté musulmane de Médine à la mort du Prophète qui a imposé l’idée du califat en demandant à Abu Bakr d’assumer cette charge. Ce faisant, Ibn Khaldûn reconnaît implicitement que cette institution n’a aucun fondement scripturaire ni dans le Coran ni dans des préceptes prophétiques. Il passe aussi sous silence le fait qu’il n’y eut pas de véritable consensus puisqu’il y eut, comme on l’a rappelé, au moins trois candidats à cette charge et que l’un d’entre eux, Ali, n’a jamais reconnu la légitimité du califat d’Abu Bakr.
Il est en revanche une troisième doctrine qu’il rejette catégoriquement selon laquelle le pouvoir califal est superflu si les hommes obéissent spontanément à la Loi religieuse.
Cela dit, il est remarquable que ce soit le même Ibn Khaldûn qui le premier, à ma connaissance, ait formulé en toute clarté le principe de l’union du temporel et du spirituel en islam et son opposition au christianisme sur ce point. C’est dans le chapitre desProlégomènes où il compare l’institution du califat au rôle du pape chez les chrétiens et du kohen chez les juifs : « Dans la communauté religieuse islamique, comme le jihâd est un devoir prescrit par la Loi (mashrû‘) en raison de l’universalité du message et pour amener l’ensemble des hommes à la religion de l’islam, de gré ou de force, le califat et la royauté ont été unis afin que leur détenteur puisse mettre le pouvoir de coercition au service des deux à la fois3. » Déclaration stupéfiante, non seulement en ce qu’elle apporte une eau bienvenue au moulin de ceux qui pensent que l’islam est une religion du glaive, mais surtout parce qu’elle est en contradiction flagrante avec ce que l’auteur avait écrit plus haut de la transformation du califat en royauté. Comment la royauté peut-elle être partie intégrante du califat si elle en est une perversion dégénérée ? Dans le chapitre consacré aux fonctions religieuses du calife, Ibn Khaldûn précise de manière intéressante que dans l’état de séparation des deux domaines qui prévaut à son époque, il est parfaitement légitime, et même nécessaire, que les religieux soient privés de tout pouvoir. On les consulte sur les questions juridiques, mais ils n’ont aucun pouvoir décisionnel4. Il ajoute que le prince temporel chez les chrétiens s’appelle imbiradhur, ce qui signifierait « couronné » ! Il donne aussi une contre-interprétation fascinante du récit biblique qu’on a évoqué plus haut en expliquant que c’est grâce à leurs rois que les Israélites purent fonder un état puissant sous Salomon.
L’opposition qu’Ibn Khaldûn établit donc entre christianisme et islam repose donc essentiellement sur l’existence dans le premier de l’institution papale, évidemment étrange pour un musulman. La dualité a simplement pris en islam une forme différente, mais n’est pas moins duale pour autant.
A l’appui de la conception que j’appellerai pour faire court « dualiste » du christianisme, on cite souvent l’anecdote rapportée dans l’Evangile : « Rendez à César ce qui est à César et rendez à Dieu ce qui est à Dieu », passée en proverbe. Il serait plus approprié, à vrai dire, de citer cette autre parole de Jésus : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Cette spécificité du christianisme découlerait donc de la prédication même de son fondateur. Il est bien vrai que le christianisme historique s’est développé en église avec sa hiérarchie, ses structures administratives, son chef (le pape), etc., parallèlement aux structures politiques des états chrétiens. Il est vrai aussi que l’islam ne connaît pas l’équivalent de l’institution ecclésiale chrétienne. Mais il ne découle nullement de là qu’il n’y ait pas de distinction conceptuelle et pratique entre le religieux et le politique. En outre, la thèse dualiste est viciée d’une curieuse contradiction. D’une part, en effet, on l’attribue à Jésus lui-même, on considère que cela fait partie de l’essence du christianisme ; d’autre part, on fait de cette division la conséquence de la lutte des philosophes, des savants, contre l’Eglise, surtout entre le XVIème et le XIXème siècle, lutte d’où l’Eglise est sortie très largement vaincue, d’où sont issus l’Europe et l’Occident laïcs et démocratiques que nous connaissons et dont les islamistes prétendent qu’ils ne peuvent pas s’y reconnaître. Au contraire, Mahomet aurait, par son exemple sinon par sa prédication, unifié les deux domaines en apportant une révélation divine, d’une part, et fondant l’Etat des musulmans, d’autre part. Cette conception du caractère unitaire de l’islam s’exprime ou se résume dans le slogan « l’islam est à la fois état et religion ».
Revenons maintenant à la question posée en commençant : la séparation du politique et du religieux est-elle impossible en islam ? La réponse est évidemment oui et non. Elle est impossible en tous cas de la manière dont elle s’est imposée en Occident puisque le « modèle » islamique a la prétention de régenter aussi bien l’ici-bas que l’au-delà. Dans la réalité les deux ordres ont bel et bien été dissociés de manière radicale, au point que le syntagme « état islamique » constitue pour ainsi dire une contradiction dans les termes. Le seul état créé comme état islamique, pour des musulmans et régi par la loi islamique, le Pakistan, offre l’exemple le plus dramatique d’un état manqué, voué dès sa création à l’anarchie, à la dictature militaire et aux luttes intercommunautaires sanglantes.
Le slogan : « L’islam est état et religion » par lequel on résume ce qui constituerait la spécificité de l’islam vis-à-vis de l’Occident, même s’il peut se prévaloir de la caution, toute relative comme on l’a vu, d’un Ibn Khaldûn, résulte d’un tour de passe-passe linguistique. Au binôme dunyâ wa dîn par lequel on exprimait le fait que la Loi islamique assure à la fois l’ordre terrestre et le bonheur dans l’au-delà s’est substitué dawla wa dîndans lequel dawla a été adopté plus ou moins arbitrairement, mais en suivant dans une certaine mesure l’acception particulière donnée à ce terme par Ibn Khaldûn, comme équivalent d’ « état », « state », une évolution qui date de la modernisation du lexique arabe à l’époque de la Nahda (XIXème siècle). Dawla signifie proprement dynastie, famille régnante, très souvent « règne » dans les inscriptions, et se rattache à une racine qui signifie changement, cycle, révolution, soit exactement le contraire d’ « état ». La conception unitaire de l’islam a été développée comme arme de guerre anti-islamique par des penseurs comme Renan dans ses attaques les plus virulentes contre l’islam. La convergence entre islamisme radical et islamophobie constitue bien ainsi l’aspect le plus frappant de toutes les approches du thème islam et politique.
Le dernier califat historique fut celui des Ottomans. Il présente un cas intéressant, prenant en quelque sorte l’histoire à rebours. Alors que le récit classique retrace la décadence du califat en royauté, les Ottomans sont de purs guerriers (ghâzi) qui ont réussi à transfigurer (upgrade serait le terme anglais) leur pouvoir en lui donnant une aura religieuse. Pourtant, ce califat viole la plupart des qualifications les plus généralement considérées comme nécessaires par les théoriciens musulmans du pouvoir : le calife devrait être arabophone, la compréhension de la charia nécessitant une connaissance intime de la langue coranique ; il devrait idéalement appartenir à la famille élargie ou à la tribu du Prophète ; son élection devrait au moins être ratifiée par un large consensus des ulémas et des notables. Aucune de ces conditions n’est remplie dans le cas des Ottomans. Leur califat a été néanmoins assez largement reconnu, non seulement dans le monde arabe dont il contrôlait militairement la plus grande partie, mais bien au-delà. Il constituait une référence révérée pour les musulmans d’Inde sous administration britannique. Son abolition par Atatürk a provoqué un séisme dont les échos sont encore nettement perceptibles dans le discours des mouvements islamiques radicaux d’aujourd’hui, en partie parce que contrairement aux autres califats il n’est pas tombé sous les coups d’une agression extérieure mais a été aboli de l’intérieur par une décision politique. Sa disparition a suscité deux types de réaction : certains (Rachid Rida) ont cherché à définir les conditions d’un nouveau califat ; d’autres (Ali Abderraziq), de façon plus radicale, ont affirmé, textes à l’appui, que le Prophète n’avait jamais voulu fonder un état. Cette position a valu à son auteur un lynchage médiatique qui a manqué de peu se changer en lynchage tout court, ce qui montre bien qu’il avait touché un point essentiel. La position de Rida est toutefois en un sens encore plus révolutionnaire, bien qu’il n’en ait aucune conscience. Il écrit en effet :
Le Calife…doit…être à même de distinguer, par lui-même, la vérité de l’erreur, et de faire respecter la justice que la religion et la Communauté exigent. ..Il est obéi tant qu’il reste sur le droit chemin, qu’il suit la voie du Livre et de la Sunna ; les Musulmans le surveillent étroitement ; vient-il à s’écarter du droit chemin, ils l’y ramènent…La Communauté a l’autorité suprême sur lui ; elle le destitue lorsqu’elle estime qu’il y a intérêt à le faire. Le Calife est donc, à tous les points de vue, un souverain temporel….Il n’y a, dans l’Islam, d’autre pouvoir spirituel que celui que confère le devoir d’exhortation et d’apostolat. Ce pouvoir, Dieu l’a donné au plus humble des Musulmans pour lui permettre d’aborder le plus puissant d’entre eux, comme il l’a aussi confié au plus puissant pour l’appliquer au plus humble de ses coreligionnaires.
On nous objectera : « Cette autorité spirituelle, si le Calife n’a vraiment pas le droit d’en disposer, n’appartient-elle donc pas au cadi, au mufti, au Shaykh al-Islam ? » Voici ma réponse : « L’Islam ne leur a jamais reconnu le moindre pouvoir aussi bien en matière de dogme que de législation. Leur autorité n’est qu’une autorité temporelle que la Loi elle-même a instaurée. Nul d’entre eux n’a qualité pour interroger autrui sur ses croyances intimes, le culte qu’il voue à Dieu, ou pour contester la conception qu’il s’en fait. »5
Rida a ainsi admis que le califat est simplement la royauté plus la charia et qu’il se trouve de la sorte vidé de toute substance propre. Sa position rejoint donc celle d’Ibn Khaldûn par un détour assez surprenant puisque ce dernier décrivait une situation de fait, déplorable mais irrémédiable, alors que Rida pense définir théoriquement le califat idéal et toujours possible.
La dyarchie esquissée plus haut a également été maintenue dans une large mesure, avec les aménagements nécessaires, par les puissances coloniales, en particulier la France. Les dictatures issues de la décolonisation, tout auréolées du prestige de la lutte de libération nationale et confortées par une idéologie tiers-mondiste et/ou socialiste, ont cru pouvoir se passer de l’appui des ulémas. C’est à la fin de cette parenthèse que nous assistons maintenant. Ce n’est sans doute pas un hasard si les monarchies ont jusqu’ici mieux résisté à la tourmente dans la mesure où elles bénéficient encore d’un vestige de l’autorité califienne dont elles sont issues.
Pour revenir à la question islam v. démocratie, on peut sans doute admettre, avec beaucoup d’apologistes de l’islam, qu’il n’y a aucune incompatibilité de principe entre les deux, invoquer à ce sujet le principe de la consultation (shûrâ) recommandée par le Coran, et souligner que l’idéal de désignation du calife reste électif, même s’il n’a été appliqué qu’une seule fois, pour l’élection d’Abu Bakr. Le vrai problème réside dans la séparation radicale entre le pouvoir politico-militaire et l’autorité religieuse des ulémas, caste arc-boutée sur ses prérogatives et par essence incapable d’imaginer quelque vraie réforme que ce soit. Toutes les réformes dont on a parlé depuis le XIXème siècle, de pure forme et programmatiques, sont restées lettre morte. De ce point de vue, l’extrême réserve qui fut celle des partis islamistes face au printemps arabe s’explique aisément. C’est à tort qu’on y a vu une pure tactique de dissimulation. L’islam ne peut accepter de recevoir le pouvoir de la rue : la charia légitime tout et n’est légitimée par rien. Admettre que le peuple ou un parlement puisse voter la charia, c’est admettre implicitement qu’il puisse voter aussi son abolition. « Le pouvoir n’appartient qu’à Dieu : Il le donne à qui Il veut et le reprend à qui Il veut » (Coran 3/26). L’autre facteur de réserve est la crainte de la discorde (fitna, fawdâ, harj), la guerre civile. C’est dans la première fitna qu’a sombré le califat en l’an 40 de l’hégire et qu’il s’est transformé en monarchie.
Aujourd’hui on se trouve confronté à deux scénarios. Il y a ce qu’on appelle le modèle turc qui a réussi à réconcilier dans une large mesure les deux pouvoirs et qui peut être vu comme une résurgence du modèle ottoman. Il lui a associé une coloration ultra nationaliste qui met à mal l’idée reçue selon laquelle les deux idéologies seraient mutuellement exclusives, et que la défaite de 1967 aurait causé la ruine du nationalisme et son remplacement par l’islamisme. Il y aurait d’autre part le modèle iranien qui a institutionnalisé la dyarchie avec son régime bicéphale chapeauté par l’ayatollah-guide et le président respectivement et qui se reproduit à tous les échelons du pouvoir. Outre que ce système a produit des blocages généralisés, des signes de tension se sont multipliés ces derniers temps et pourraient déboucher sur une fitna dramatique, par exemple à l’occasion de la disparition du guide Khameneï.
L’Égypte, elle, semble s’acheminer cahin-caha vers une restauration de la dyarchie militaro-religieuse.
Il y a enfin le scénario cauchemar, qui fut déjà celui des ulémas médiévaux : la fitna, l’anarchie, qui n’exclut même pas la dictature religieuse comme le montrent les exemples de l’Irak, de l’Afghanistan et demain peut-être de la Syrie et de la Libye.
Notes
1 Contrat Social IV, 8 dans Œuvres complètes III, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1964, p. 462.
2 K. Löwith, Weltgeschichte und Heilsgeschehen. Die theologischen Voraussetzungen der Geschichtsphilosophie, Stuttgart 1953. Trad. fr. Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Paris 2002.
3 Trad. fr. de Abdesselam Cheddadi, Le Livre des Exemples, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 2002, p. 532.
4 Ibid. p. 522.
5 Laoust Henri, Le Califat dans la doctrine de Rashid Rida, Beyrouth 1938, p. 212-215.
Bibliographie
- Ibn Khaldun, Le Livre des Exemples I. Autobiographie, Muqaddima, texte traduit, présenté et annoté par Abdesselam Cheddadi, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 2002.
- Laoust Henri, Le Califat dans la doctrine de Rashid Rida, Beyrouth 1938.
- Mawerdi, Les Statuts gouvernementaux, trad. E. Fagnan, Alger 1915 et rééditions.