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Culture et identité nationales dans un monde globalisé

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Résumé

L’interaction entre les idéologies, les cultures et les identités nationales dans la formation identitaire de l’individu dans les sociétés contemporaines est la thématique de cet article. Les concepts d’identité individuelle et nationale y sont présentés considérant la progression de la perception de l’individualité et du collectif, de l’identité et de l’altérité, associée à la perception diachronique de nation et de culture. Dans un deuxième temps sont exposées différentes théories sur la transmission de la culture et sur son influence sur l’identité nationale. La troisième partie de l’article prend comme exemple trois instruments de reproduction et discussion culturelle et identitaire : le roman, le musée national et les medias audiovisuels.

Mots-clés

Identité individuelle ; identité nationale ; culture ; culture de masses

L’homme de la postmodernité a besoin d’univers symboliques clos, de lieux d’ancrage où se référer. Ces divers univers symboliques – identités collectives, entre lesquelles la nationale, cultures de référence, idéologies, images syncrétiques d’univers – constituent notre monde de référence et sont des champs d’identification qui s’entrecroisent dans la création de l’identité individuelle des sujets particuliers. Ils dialoguent avec la conscience du sujet à travers la pléthore de moyens de communication de nos sociétés.

Mon objectif dans cet article est d’analyser comment interagissent les idéologies, les cultures et les identités nationales au niveau de la formation identitaire de l’individu. Pour cela, dans un premier pas, je vais commencer par cerner les notions d’identité individuelle et nationale, de culture et de nation. Dans un deuxième temps je verrai comment est transmise la culture et quelle est son influence sur l’identité nationale, pour me concentrer finalement sur trois instruments de reproduction et discussion culturelle et identitaire : le roman, le musée national et les medias audiovisuels.

1. Univers symboliques – idéologie, identité nationale, culture

L’idéologie est considérée comme un des niveaux de codage des messages, dont on connait les formes sociales, mais dont souvent on n’est pas conscient des conditions sémantiques[1]. Elles sont ainsi des discours souterrains ou/et explicites présents dans nos sociétés, qui servent à la reconnaissance des connaissances et qui donc réconfortent l’individu, lui procurant une certaine assurance dans le désarroi provoqué par la surabondance événementielle, d’informations, d’images, de lieux. Une idéologie forme un univers de signification où le code est composé aussi par les pratiques sociales qui permettent la production d’un produit symbolique déterminé[2]. Un univers symbolique recouvre aussi, en partie seulement, la signification d’identité nationale, dans le sens où une identité est un récit, en partie fictif, configuré par l’individu ou la communauté, en interrelation avec les autres (individus et communautés) et avec les œuvres culturelles de toute sorte de la société qui les entourent[3]. L’identité comprend un système cohérent d’identifications dans lesquelles les citoyens se reconnaissent, partiellement fictives, mais effectives. L’Histoire, les œuvres et les mythes d’une culture ne constituent en soi la culture, mais l’univers symbolique qu’ils forment ensemble en fait partie, car, dans les images et symboles qui constituent les représentations de base d’un peuple nous trouvons inscrites les valeurs qui orientent la vision du monde et l’orientation pour l’action de la communauté concernée[4].

1.1. Nation : individu collectif ou collectif d’individus ?

Mais dans un monde où l’individualité est de plus en plus importante et où les actions individuelles ou de petits groupes ont pris la relève par rapport aux grandes associations de masses, tels des partis ou des syndicats, est-ce qu’il faut encore discuter l’importance de l’identité nationale ? Et dans une société où « l’individu se veut un monde »[5], cherchant à interpréter « par et pour lui-même » le monde qui l’entoure, est-ce que la notion de culture nationale comme « noyau éthique et mythique »[6] pour l’interprétation du monde et l’orientation des actions est encore de mise ?

L’importance accordée à l’individu et à l’individualisme a commencé avec le changement de la cosmovision théocratique médiévale vers la vision moderne avec l’Homme en son centre et depuis elle n’a cessé d’évoluer, quoique dans un mouvement de balançoire où des fois prime l’idée d’individualité du sujet et d’autres fois, les lois générales sur le même. La subjectivité est créée dans une tension entre subjectivité individuelle et subjectivité collective. Sousa Santos explique que « L’idée d’un monde produit par l’action humaine (et non plus par Dieu) postule la nécessité de concevoir la communitasoù une telle production survient »[7]. C’est une tension qui n’est pas résolue jusqu’à nos jours. L’ambivalence entre l’individuel et le collectif se montrait aussi dans l’opposition entre les penseurs des Lumières et les Romantiques. Les Lumières, tel que Emmanuel Kant a définit le mouvement, consistaient en l’affranchissement de la pensée individuelle de la tutelle d’autorités extérieures : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières »[8]. C’est aussi des Lumières qui sont émanés les idéaux d’égalité entre les êtres humains qui ont grandement influencé l’indépendance des Etats-Unis et celles des états de l’Amérique Latine, qui vont de pair avec l’éclosion de nouvelles identités nationales, donc avec l’individualisation des nations. Mais c’est aussi le mouvement qui cherche à trouver des lois universelles de la nature, la culture étant considérée le lieu de la diversité. Herder, philosophe allemand, romantique, critique les courants universalistes des Lumières. Pour lui, la diversité est le signe de la vie et de la création. La question est de savoir si la nation est un collectif d’individus (la position de Herder) ou si la nation est vue comme un individu collectif. Actuellement le collectif d’individus l’emporte.

Ceci fait partie de l’importance grandissante de l’individu en détriment du groupe. Après l’énorme influence des théories marxistes où l’identité de l’individu s’orientait par la classe universelle à laquelle il appartenait, la notion d’individu a été réintroduite dans les luttes sociales par des auteurs marxistes, critiques du marxisme du régime soviétique et de sa sphère d’influence, comme Agnès Heller[9]. Celle-ci essaye de résoudre les oppositions entre individualité et généralité propres à l’Homme, en le considérant constitué toujours par une dimension particulière et une dimension générale. Pour elle l’individu est un acteur historique et l’individualité s’acquiert par le questionnement du statu quo. L’action historique passe par la défense des droits de chacun contre les moyens d’intégration sociale (où Heller inclut l’aliénation de la vie quotidienne). L’épanouissement de l’individu s’obtient à travers un questionnement de l’aliénation, ce qui mènerait l’individu à la pleine individualité plutôt qu’à la simple particularité[10]. Les sciences sociales, où les sphères du social et de l’individuel sont habituellement séparés, a gagné un regard plus complexe sur son objet d’étude. Ce renouveau théorique, a accompagné, dans les années soixante du XXe siècle, les nouveaux mouvements sociaux de libération (ethniques, sexuels, régionaux, écologiques et des opprimés en général), dont les revendications étaient plutôt culturelles que de classe et avaient un rayon d’influence sociale plus vaste. Ces mouvements ont coïncidé avec la fin du capitalisme organisé. La désagrégation du bloc communiste et la réorganisation des états et des différentes nations qui le composaient a coïncidé avec la troisième vague de la globalisation[11], qui a elle-même accéléré le processus d’individualisation de nos sociétés occidentales.

L’anonymat, le fait d’être seul parmi les autres, pointé comme un défaut majeur des sociétés contemporaines a créé des nouveaux codes, la « contractualité solitaire », dans lacommunitas où prolifèrent maintenant ce que Marc Augé a nommé des non-lieux où on doit vivre en solitude dans la proximité de l’autre. Selon Marc Augé « jamais les histoires individuelles n’ont été aussi explicitement concernées par l’histoire collective, mais jamais non plus les repères de l’identification collective n’ont été aussi fluctuants. La production individuelle de sens est donc plus que jamais nécessaire »[12]. Des univers symboliques cohérents où s’appuyer, même si fictifs, sont demandés. L’homme contemporain cherche désespérément à donner un sens au monde, car la pléthore d’événements l’y pousse. Selon Augé c’est la surabondance événementielle qui crée la sensation de l’accélération de l’Histoire et donc le besoin d’essayer de la maitriser par ce sens à donner aux événements et au monde en général (Augé, 40-42). L’homme contemporain s’intéresse au passé pour essayer de comprendre le présent et de se projeter dans le futur. Le nombre grandissant de musées dédiés à des thématiques historiques répond au besoi mémoriel grandissant. Marc Augé cite la préface de Pierre Nora à Lieux de mémoire, dans laquelle il indique que ce que nous cherchons dans le passé est l’identité présente, non la genèse de ce que nous sommes, mais ce que nous ne sommes plus, c’est-à-dire ce qui nous rend différents : « dans le spectacle de cette différence, l’éclat soudain d’une introuvable identité. Non plus une genèse, mais le déchiffrement de ce que nous sommes à la lumière de ce que nous ne sommes plus »[13]. Mais qu’est-ce qu’une identité ?

1.2. Identité individuelle, identité nationale et culture
1.2.1. Identité individuelle

L’identité est considérée traditionnellement comme la caractéristique de ce qui est identique, unique, quoique aperçu ou nommé de différentes façons. En psychologie l’identité désigne l’unité du sujet le long des différents états qu’il connait le long de son existence. Identité/diversité est donc un des binômes associés au concept. Un autre est identité/altérité, car le sujet me peut comprendre qui il est que par rapport à la multiplicité du monde. Toute interrogation sur l’autre ne peut se faire que dans le rapport je/autre, étant donné que la connaissance de l’irréductible différence est impossible. « De lui [de l’autre] nous comprenons seulement ce que d’une certaine manière fait déjà partie de nous-mêmes. Tout le silence, tout le non-dit ou non-pensé est déjà une dénégation, consciente ou inconsciente de l’autre » affirment Maria Manuel Baptista et Dália Dias[14]. Nous pouvons regarder l’autre seulement à partir de notre tradition historique et culturelle, mais c’est aussi seulement à travers le regard sur l’autre, à travers la différence, qu’une identité peut se constituer.

Il y a actuellement un consensus pour considérer l’identité, tant individuelle comme collective, comme une construction symbolique-fictionnelle. Bon nombre d’auteurs considèrent que l’identité se construit sur la base d’un processus de représentation, ce qui la rend forcément symbolique. Paul Ricœur propose le concept d’identité narrative comme solution au paradoxe du maintien de l’identité à travers les différentes étapes par lesquelles peut passer une identité (d’un individu ou collective), c’est-à-dire, une réponse au paradoxe de la mêmeté à travers l’apparente diversité. L’auteur conçoit une identité avec deux éléments, un élément stable, l’identité substantielle ou formelle (le idem) – le caractère –, défini comme « l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne »[15] et le deuxième élément, le ipse, ou la permanence de l’orientation des actions qui mène les autres à pouvoir confier dans une personne. Les deux composantes de l’identité correspondent à la stabilité et au changement au sein de l’identité. Le récit d’une vie ou d’une de ses parties répondrait, sous la forme de l’illustration, à la question « Qui suis-je ? »[16]. C’est le cas des musées nationaux qui essayent de répondre à la question « Qui sommes-nous » en racontant l’histoire du pays, à travers les différentes représentations picturales et autres, en les encadrant par un discours propre qui donne une signification particulière à cette accumulation d’histoires fictives ou réelles. L’ipséité sous la forme de l’identité narrative permet ainsi d’expliquer la part de changement à l’intérieur de l’identité, maintenant la cohésion à travers la cohérence de l’histoire d’une vie ou d’une communauté. Celle-ci peut être refigurée, repensée, en interaction avec les autres et avec la société où l’individu ou la communauté s’insèrent, faisant que la construction du soi soit inscrite dans un contexte interlocutif. L’identité aurait un caractère symbolique et fictionnel, qui rend la représentation de l’identité une redescription, de la même manière que Ricœur considère la fiction narrative une redescription du référent réel, par le processus de la triple mimesis.

Stuart Hall est un autre auteur qui accentue le caractère fictionnel de l’identité. Mais contrairement à Ricœur qui accentue la permanence des caractéristiques à travers la différence, Hall considère l’identité une représentation construite sur la différence, sur ce qu’on n’est pas, sur le « dehors constitutif », atteignant à travers ce processus de construction, par réaction à l’autre, le « sens positif » de l’identité. La construction de l’identité à travers la distinction entre le même et le différent pose le problème de la séparation entre l’un et l’autre et de l’homogénéité de l’identité, c’est-à-dire introduit la question des frontières tant horizontales (entre territoires) comme verticales (entre groupes et/ou individus. La question qui se pose est celle de la conscience de l’individualité de l’identité et de celle de ses apports extérieurs, en même temps que se pose le problème de l’acceptation de la différence à l’intérieur de l’identité. Les identités collectives sont le résultat de processus complexes entre les attentes et les projections de différents groupes et individus qui peuvent aller dans différents sens ; les identités se maintiennent dans un équilibre instable et évoluent au gré des influences extérieures et intérieures du groupe. L’équilibre instable de l’identité réfléchit le résultat transitoire des processus d’identification en cours qui, comme dit Sousa Santos, « cachent des négociations de sens, des jeux de polysémie, des chocs de temporalités dans un processus de transformation constante »[17]. Il s’agit donc de prises de positions collectives par rapport aux forces en jeu. Et c’est dans ce contexte que les éléments interlocutifs présents dans la société revêtent une importance capitale. Sousa Santos conçoit la construction de l’identité variant au gré des forces de pouvoir présentes dans la société. La recherche de l’identité personnelle se fait dans un système complexe de relations sociales. « Sous cet aspect il s’agit d’une question politique, une fois que l’idéologie présente dans le tissu social prend corps dans la façon dont se constituent les identités »[18]. António Magalhães, psychologue, admet deux possibilités pour la formation de l’identité dans une société multiculturelle, sociétés où la pluralité des différents personnages est plus vaste : l’essentialiste et la schizoïde. L’essentialiste utilise le concept d’identité narrative décrite par Paul Ricœur, même s’il ne le nomme pas explicitement : « Le self est un développement par lequel l’individu organise son présent et lit son passé en fonction d’un projet futur (…) ; l’identité du self devient, alors, un récit de soi en tant que structuration de sens (…). »[19]. L’autre possibilité de construction de l’identité, selon Magalhães consiste à adopter, partiellement et à de différents degrés, différentes identités proposées par la société, dans une sorte d’hybridisme, vécu comme une imposition par les circonstances ou simplement comme stratégie, où le récit que le sujet fait de sa vie n’arrive pas à donner une cohérence à ces différences n’y prétendant pas non plus. Cette possibilité va dans le sens de l’identité décrite par Sousa Santos comme un « réseau de sujets ». Selon Marc Augé « dans les situations de surmodernité (comme dans celles que l’anthropologie a analysées sous le nom d’ ‘acculturation’) les composantes s’additionnent sans se détruire »[20].

1.2.2. Nation et identité nationales

L’identité nationale est une identité collective constitutive de l’identité des sujets. Mais qu’y a-t-il de spécifique aux identités nationales ? Pour Anthony Smith le plus important est le fait que l’identité nationale est une identité collective qui souvent prend la suprématie sur les autres identités en jeux : « elle peut entourer, inclure, et colorer d’autres rôles et identités, particulièrement en temps de crise »[21]. José Mattoso, historien portugais, dans sa description de l’identité nationale, insiste sur les aspects objectifs qui vont de paire avec le « phénomène mental ». Pour Mattoso, il y a toujours un support objectif : l’expression politique d’une certaine autonomie (une quelconque forme d’État), un territoire déterminé (même s’il est déplacé ou ne maintient pas toujours les mêmes limites le long des temps) et que ces deux réalités soient ou aient été relativement durables[22].

On ne peut toutefois parler d’identité nationale sans cerner de plus près le concept de nation. Depuis les mouvements nationalistes des XVIIIe et XIXe siècles, dont la Révolution Française et les unifications italienne et allemande ont été en Europe les manifestations les plus importantes, ont prit forme deux courants fondamentaux de la manière d’envisager la nation. D’un côté nous avons le modèle surgit de la Révolution Française et des Lumières – une nation construite sur la souveraineté populaire et la loi commune, donc, sur les droits et devoirs civiques et politiques et sur le désir de vivre en commun[23], une sorte de nation-contrat. D’un autre côté nous avons le modèle allemand. Pour ce dernier ont contribué surtout les écrits des philosophes Herder, Fichte et Schlegel. Avec des approches différentes, ils ont essayé de détacher de la langue, des œuvres artistiques et de l’Histoire, l’expression de l’essence de l’esprit germanique, en tant que peuple originel, une sorte de génie national. Dans ce type de conception le lien qui unit les membres de la nation est de type ethnolinguistique et précède l’État-nation. On pourrait plutôt parler de Nation-état. L’état est quand même considéré nécessaire pour transmettre, à travers l’éducation, la culture et l’esprit nationaux.

On peut déceler, dans les deux courants dominant les discussions actuelles, des traces de ces deux positions – les uns défendent l’appartenance à la nation basée sur la volonté individuelle des citoyens qui adhèrent à des principes politiques communs, la nation étant un pacte et une construction, d’autres défendent la préexistence d’un patrimoine culturel commun. Les premiers sont désignés comme modernistes ou constructivistes et les seconds comme primordialistes ou pérennialistes ou encore ethnosymbolistes[24]. Anthony Smith, pérennialiste, conçoit la nation construite sur un patrimoine culturel commun, partagé par ses membres, qui s’appuient sur la culture pour orienter leurs évaluations, désirs et actions, qui la disséminent et qui la recréent (les intellectuels de différentes sortes ayant un rôle prépondérant dans cette tâche).

Je propose la définition idéale-typique suivante de ‘nation’, comme une communauté humaine nommée et auto-définie, dont les membres cultivent des mythes partagés, des mémoires, des symboles, des valeurs, des traditions, s’identifient à une patrie historique et y résident, créent et divulguent une culture publique distincte, et observent des mœurs et des lois communes[25].

Le problème principal causé par la définition de Smith est de ne pas prendre en considération les cultures différentes dont peut être composée une culture nationale. Dans sa définition les citoyens de la nation partagent une seule culture homogène. Cela remet à nouveau le problème de l’ambivalence entre individuel et le collectif.

Ernest Gellner peut être considéré un représentant des constructivistes ou modernistes. Pour les auteurs de ce courant la nation est le résultat d’un mouvement historique précis – l’industrialisation qui a généré une société standardisée et homogénéisée. Ils ne nient pas la préexistence de cultures distinctes, mais ne considèrent pas que les nations aient toujours comme socle un patrimoine culturel préexistant. Il va même jusqu’à parler de l’invention de la nation[26]. Eric Hobsbawm s’insère dans la même ligne de pensée. Il propose l’existence d’un « protonationalisme » mais nie la causalité entre le « sens de l’ethnie » et les formes modernes de l’État-nation. Pour lui la tradition a été inventée, « même lorsqu’il existe une (…) référence au passé historique, la particularité des traditions ‘inventées’ tient au fait que leur continuité avec ce passé est largement fictive »[27]. Une autre variante de concevoir la construction de la nation est de la voir comme un pacte entre ses citoyens. L’appartenance à une nation donnée est attribuée à la seule volonté des individus et de la communauté, s’appuyant sur la réflexion personnelle de l’individu et sur les institutions politiques qui donnent corps à la nation. De ce courant fait partie le nationalisme constitutionnel ou dans l’original le Verfassungsnationalismus. C’est une théorie de Habermas[28], philosophe allemand, qui a envisagé le nationalisme allemand élaborée sur la constitution de l’Allemagne occidentale de 1946. Cette forme de sentiment national ne s’appuie pas sur les formes traditionnelles de liaison à la nation et peut devenir une force de motivation et d’union parmi les citoyens de nations multiculturelles, avec la condition que leurs membres aient atteint une identité post-conventionnelle, c’est-à-dire, aient acquit la capacité d’évaluer par leurs propres moyens leurs convictions morales et que celles-ci soient décidées par groupes de référence. Benedict Anderson avec son œuvre Imagined communities reflections on the origin and spread of nationalism se rapproche de cette ligne de pensée. Certes, il conteste que la nation soit inventée, mais il la dit imaginée. Pour lui c’est dans la faculté imaginante qui réside la capacité de création d’une nation où elle n’existait pas encore. Elle est imaginée car ses membres ne peuvent pas tous se connaître même s’ils savent qu’ils appartiennent tous au même groupe, qu’ils imaginent, ayant comme base des formes de représentation écrites – le journal et le roman. L’embryon de la communauté imaginée serait alors formé par les « colecteurs » qui pouvaient communiquer, grâce à la parole imprimée[29]. Un troisième pôle, qui peut s’inclure dans les constructivistes, est constitué par les auteurs postmodernistes et des Cultural studies. Ils attribuent à la nation un caractère discursif, considérant que la nation est composée de représentations et de symboles qui fondent une identité et c’est celle-ci qui produit des significations avec lesquelles ont peut s’identifier. Tout discours ou toute représentation est ambivalent, car il ou elle est traversé par des idéologies, des « grammaires sociales » qui orientent toute la pensée individuelle et collective[30].

1.3. Culture nationale

Actuellement le nombre de grammaires sociales qu’un individu a intériorisées a augmenté, car en plus de la culture nationale intervient dans presque toutes les sociétés la culture de masses globalisée qui peut aller à l’encontre de la culture nationale. Paul Ricœur explique la culture de masses à travers le concept de civilisation universelle. Pour lui, celle-ci est basée sur des aspects tangibles : l’esprit scientifique, le développement technique toujours accumulé et transmit universellement à travers l’industrialisation, avec l’appui d’une politique rationnelle (qu’il fait correspondre à l’action de l’État moderne). Ceci va mener au développement d’un mode de vie universel, ce qu’équivaut à dire, selon Ricœur, que les modes de vie sont rationalisés par la technique (de production, de transports, de temps libres, etc.), ce qui mène à la culture de masses de consommation. Celle-ci forme aussi à travers les univers symboliques qui lui sont associés un noyau éthique et mythique d’orientation culturel. La difficulté consistant à savoir si, face à l’accélération constante du flux d’échanges culturels de la culture de masses, les cultures nationales peuvent survivre. Selon Ricœur, quelques unes périront. Il définit culture comme l’ensemble des valeurs ou des évaluations, le « noyau éthique et mythique » à travers lequel on interprète la vie et on oriente les actions. Et pour lui, ce noyau doit être cherché dans des attitudes concrètes face à la vie. Ces attitudes forment un système. Sont importantes en particulier les attitudes face aux traditions, au changement, au comportement envers ses concitoyens et envers les étrangers et encore par rapport aux outillages. C’est-à-dire, face au passé, à la production, à l’interaction dans le groupe et en dehors du même et l’attitude face à l’évolution de la culture elle-même. Pour Ricœur ce noyau de valeurs peut se trouver à différents niveaux de profondeur et sous différentes formes. Partant d’un niveau plus superficiel vers plus de profondeur, l’auteur indique les coutumes, les institutions traditionnelles (reflet de la pensée, volonté et sentiments d’un peuple à un moment donné de l’Histoire), les images et symboles qui constituent les représentations de base d’un peuple. On pourrait par conséquent, le placer dans le courant de ceux pour qui la culture tant passée que présente, est déterminante pour la création de la nation.

2. La transmission culturelle et la formation identitaire

Tous ces courants sur les questions d’identité la placent dans un contexte interlocutif avec la société, c’est-à-dire, comme une prise de position par rapport à la déferlante d’influences qui s’abattent sur le sujet ou la communauté. Ricœur réfère les récits historiques ou fictifs véhiculés par la culture. Anthony Smith, pérénnaliste, décrit l’identité nationale comme la reproduction et la réinterprétation de modèles de valeurs, de symboles, de mémoires, de mythes et de traditions qui individualisent la nation et auxquelles les individus s’identifient, avec le rôle prépondérant des intellectuels qui choisissent les sources qui seront lues et relues, récréées, et utilisées par différents individus ou groupes de la nation[31]. Benedict Anderson, comme je l’ai déjà dit, centre sa théorie de la formation de la nation sur des aspects culturels et communicatifs, où l’aspect fondamental est le fait que les citoyens puissent imaginer la communauté qu’ils intègrent à travers la lecture partagée des romans et des journaux, vus comme des moyens de communication qui permettent à un nombre croissant de personnes de réfléchir sur soi-même et de se raconter aux autres très rapidement (l’identité pensée à travers le récit)[32]. Pour la transmission de l’identité, il considère d’autres éléments : la carte, le cens et le musée (que j’aborderai plus loin). Ernest Gellner considère que la transmission culturelle par l’État est à la base des nationalismes, l’identité nationale étant un effet secondaire du nationalisme. Sa conception de culture est celle d’une culture étatique et homogène. L’école serait une institution homogénéisante, déterminée par la volonté de l’État. Ceci a correspondu, selon lui, à un besoin économique – les besoins de l’industrialisation. Le système avait besoin de gens qui puissent être remplacés par d’autres de caractéristiques identiques, interchangeables, ce qui a été obtenu par l’acquisition d’une même langue et d’une même culture. Selon Gellner ce processus de transformation de l’éducation va provoquer un ajustement en profondeur entre la politique et la culture, donnant naissance au nationalisme. Sa description du système éducatif présente l’éducation comme un appareil idéologique de l’État, les états comme des monocultures et les frontières de l’État-nation correspondant aux frontières culturelles, mais l’émergence de nouveaux mouvements culturels n’est pas contemplé dans sa théorie. La pluralité culturelle à l’intérieur d’une nation ou les différentes orientations à l’intérieur d’une culture n’y sont pas considérées. Les notions « un État-une culture » de Gellner, ou de « une culture-une nation » de A. Smith, sont donc niées par la majorité des études contemporaines, influencées, surtout, par les Cultural studies et le postmodernisme. La culture y est vue comme une construction en développement et en transformation constante, nonobstant certaines lignes d’orientation durables, et comme une négociation entre les différentes orientations culturelles en présence dans une communauté donnée. Sousa Santos, qu’on peut inclure dans les constructivistes, s’oppose tant à la correspondance totale entre un État et une culture, prônée par Gellner, sans nier un rapport entre les deux, comme à ceux qui voient la culture comme une essence. Il pose quelques principes pour discuter les constructions officielles de la culture nationale. Pour lui il y a trois principes à considérer dans la description d’une culture nationale : aucune culture n’est auto-contenue, aucune culture n’est infiniment ouverte, aucune culture n’est une essence, elle est plutôt une création qui dépend de son contexte régional et mondial[33]. Pour lui, les cultures et les identités nationales se forment et se métamorphosent aussi par rapport aux mouvements de globalisation du capital et donc dans le système mondial, où la culture de masses a une importance capitale. Et si, d’un côté, la mondialisation des échanges de tout genre peut élever le niveau de vie du quotidien de peuples vivant jusque là dans des conditions déplorables, il est bien vrai aussi que ce phénomène se fait accompagner par la culture de consommation mondiale qui met en péril la survie des patrimoines culturels des peuples.

3. La transmission culturelle et la formation des identités – trois instruments intervenants dans le dialogue identitaire et culturel : le roman, le musée national, les medias
3.1. Le roman

La littérature est un moyen privilégié de construction des identités, car celles-ci, comme l’affirme Stuart Hall sont construite à l’intérieur et non à l’extérieur de la représentation[34]. Les écrivains sont, comme tout locuteur, des transmetteurs inconscients de l’identité collective de la société dans laquelle ils s’insèrent, mais ils jouent consciemment un rôle déterminant[35]. Quant à l’identité nationale en particulier, la littérature a un rôle social très important, associant la fonction esthétique à la fonction performative. La littérature est indiquée comme le lieu où l’identité est réfléchie et où elle s’invente, car les images de l’identité nationale créée dans les mondes fictionnels se transforment dans l’identité nationale, acceptée en tant que tel par la société du monde réel. Les mondes fictionnels créés sont l’instrument qui permet aux auteurs de réfléchir sur l’identité nationale ou de nous en proposer une.

J’ai choisi de prendre comme exemple un roman de l’écrivain portugais Lídia Jorge, où l’auteur analyse les influences de la civilisation universelle sur la culture et identité portugaises. Dans la fiction créée, les jeunes personnages rejettent le lieu où ils vivent, la culture et le pays. Le refus de l’espace socioculturel national empêche les personnages de voir et de comprendre la réalité qui les entoure. Ils rêvent de rejoindre les lieux des espaces étrangers mythiques qu’ils connaissent à travers les medias. Ce refus les empêche de trouver leur place dans la société et d’arriver à se construire en tant qu’individus. L’identité qu’ils se construisent est orientée par les œuvres de la culture américaine, qui les enveloppe par le plaisir et l’émotion esthétique, surtout celles du cinéma. Le seul personnage qui n’a pas encore fait cette coupure avec la culture nationale est le personnage de l’écrivain (le roman se présente comme une mise-en-abyme). Le livre écrit dans l’intrigue et le roman qui nous occupe constituent l’espace du discours qui fixe le désarroi des personnages envers eux-mêmes et envers le monde. La littérature fonctionne comme le moyen éventuel de changer le cours des choses, le personnage de l’écrivain cherche au niveau fictif à créer un final heureux pour les personnages, et Lídia Jorge à faire réfléchir ses concitoyens sur leur culture refoulée et refusée. L’œuvre en question s’intitule Le jardin sans limites et représente la perte de frontières et de limites de toute sorte (extérieurs et concrets, intérieurs et psychologiques). L’œuvre représente, apparemment, la destruction de l’identité nationale par la culture de masses universelle. Pourtant l’hétérogénéité à l’intérieur de la collectivité est minime – les différences sociales et d’âge ne créent pas des désirs, des objectifs et des orientations pour l’action différents. Les éléments qui présentent une identité résiduelle différente se transforment dans le sens du courant collectif. Se dessine alors une identité nationale caractérisée par la réjection de la culture et de l’identité nationales, caractérisée par l’ouverture acritique aux valeurs et modèles étrangers et par la reproduction de simulacres. La critique de cette évolution de l’identité nationale est évidente dans la construction narrative et par l’ironie déployée par le narrateur. Cette perspective critique entre en dialogue avec d’autres discours qui circulent dans la société portugaise, notamment, ceux du philosophe et critique littéraire Eduardo Lourenço, qui dans ses études sur l’identité portugaise affirme qu’il n’y a pas un problème d’identité mais d’image de la nation et avec ceux du sociologue Sousa Santos qui décrit l’identité portugaise caractérisée par le vide laissée à l’intérieur de ses frontières. Selon lui l’identité n’aurait pas de contenu, mais une forme – la frontière. Ce roman représente une tendance permanente de la culture et de l’identité portugaises – l’assimilation acritique des valeurs culturels étrangers –, en même temps qu’il s’insère dans une autre tendance culturelle nationale – la critique de ces excès par les intellectuels.

3.2. Le musée

Dans la deuxième édition de son œuvre Imagined communities, en 1991, Anderson ajoute deux chapitres qui indiquent à travers quels codes et formes symboliques se dit l’imaginaire national et comment il est communiqué à la communauté. Anderson y étudie le mode de fonctionnement du recensement, de la carte et du musée, comme des instruments de codification utilisées, par les états coloniaux, pour la création d’un monde social. Ces trois instruments nous sont présentés comme les configurateurs de la société des individus, les classant, inventoriant, et inventant de nouvelles catégories d’accord avec la manière de penser du colonisateur[36] et les reproduisant à travers des institutions étatiques séparées selon les « communautés » (d’éducation, de justice, de santé, de police, etc.). Ces trois instruments ont, ensemble, donné la forme à la manière dont l’état colonial a imaginé sa domination. Le recensement sépare les différentes communautés, indiquant qui fait partie du Même ou de l’Autre ; la carte trace les frontières du territoire contenant ces groupes et le musée prouve la légitimité de l’ascendance dominante du colonisateur.

Le mode de fonctionnement du musée m’intéresse particulièrement, car nous pouvons y déceler plus facilement que dans d’autres discours l’image que l’État veut donner de la nation. L’auteur prend comme objet d’étude les états postcoloniaux du sud-est Asiatique pendant le XIXe siècle. C’était l’époque de l’intérêt par l’archéologie. Il expose comment les états coloniaux, éloignant les autochtones des sites archéologiques récupérés les rendaient presque étrangers à leurs œuvres et monuments, en même temps que les colonisateurs étaient mis en valeur par le cadeau fait à la civilisation universelle, à travers sa récupération ou conservation. Ceci accentuait la pauvreté et le sous-développement du moment de ces peuples. La reproduction par le capitalisme de la presse de ces sites et monuments récupérés, toujours vidés de populations autochtones (cartes postales, livres scolaires, timbres, etc.), les rendait reconnaissables par tous et les faisait participer au quotidien de tout le monde. Le processus de construction d’univers symboliques dans nos sociétés actuelles, décrits par Marc Augé, fonctionne de la même manière. C’est le fait de faire que les objets ou lieux extraordinaires et lointains appartiennent au quotidien des masses qui contribue à les intégrer dans ses univers symboliques personnels. « C’était précisément la reproductibilité infinie et quotidienne de ces regalia qui révélait le pouvoir réel de l’État », dit Anderson[37]. L’auteur explique après comment les mêmes sites et musées ont été utilisés, selon la même logique, par les états postcoloniaux, enlevant, eux, la mémoire des récupérations coloniales des reproductions des monuments nationaux. Le résultat obtenu était l’identification individuelle et collective avec un site donné : « C’es notre Bayon »[38].

Depuis le XIXe siècle les musées ont beaucoup évolué, mais ils gardent le pouvoir de provoquer une identification à un groupe communautaire, par les objets exposés ou le site conservé, mais surtout par le langage utilisé pour le faire, quoiqu’il soit différent du simple encadrement vidé des monuments dans les reproductions imprimées relaté par Anderson. Beaucoup de musées nationaux ont vu le jour pour répondre au besoin mémoriel tant de nations reconnues (Brithis Museum), comme de nations en quête de reconnaissance (comme est le cas des Premières Nations[39] au Canada ou aux Etats-Unis). Les intérêts qui s’opposent pour la création d’une collection ou d’une exposition sont nombreux : politiques, culturels (pratiques et savoir-faire différents – historiens, muséologique, histoire de l’art…), matériels (sommes à disposition, disponibilité des objets…). Par ce fait une exposition est déjà le résultat final de la lute entre conflits d’intérêts et donc une prise de position, mais le fait que sa mise en place est un acte politique est aussi provoqué par le fait que créer une exposition est « s’engager dans la cité en s’adressant au public avec un discours clair, intelligible et souvent à portée civique »[40]. L’idéologie dominante dans les milieux décideurs de la société y est donc plus visible qu’ailleurs. La dépendance étatique, les sommes investies et son caractère très réfléchi (préparé par des scientifiques et souvent avec une intention civique et civilisatrice) les rendent très intéressants pour analyser les idées que les élites veulent donner de la nation.

Un bon exemple est le Musée nationale suisse à Zürich, après sa rénovation en 2009. Complètement remanié, l’histoire de la Suisse y est présentée articulée autour de quatre sections thématiques et commence par la présentation de l’histoire des migrations et de l’occupation territoriale[41]. Deux idées fortes se dégagent depuis le début : Personne n’a toujours été là, tître de la première section, et Nous sommes un pays multiculturel qui a toujours su profiter des apports culturels des migrants, conclusion qui s’impose après la visite. L’exposition choisit des exemples de migrants de tous les temps et dans différents champs d’influence : la culture, la religion, l’économie, la politique, le sport, etc. Le choix tombe sur des personnalités qui, dans tous ces domaines, sont considérées des représentants emblématiques de l’esprit suisse, mais qui étaient des migrants ou qui ont ou avaient des ancêtres étrangers. Il est évident que si l’exposition dit beaucoup sur l’identité et l’histoire suisses, elle est aussi une prise de position – l’acceptation de la société multiculturelle comme une réalité historique et l’acceptation des bénéfices des échanges culturels qui en découlent, qui n’empêchent pas la construction d’une identité nationale suisse, mais au contraire y contribuent positivement. L’orientation choisie pour l’exposition s’insère ainsi implicitement dans les grandes discussions culturelles et politiques actuelles, nationales et internationales : la globalisation croissante qui permet à une échelle plus vaste et à un rythme plus rapide que par le passé des échanges économiques, de populations et de cultures ; l’identité nationale composite dans laquelle celui qui était autre à un moment donné peut être intégré dans le groupe du nous quelque temps plus tard ; l’évolution de l’identité et de la culture nationales à travers des influences internes et externes au pays. Cette exposition illustre à quel point l’idéologie contemporaine d’une société, sa culture, son identité et leurs représentations sont imbriquées les unes dans les autres.

Les medias audiovisuels

Gellner, qui considère la transmission de la culture par un système éducatif national comme l’origine du nationalisme, va encore plus loin qu’Anderson dans l’importance qu’il attribue aux medias. Pour lui sans medias il n’y aurait pas de nationalisme, car, selon lui, ce n’est pas le message transmit qui est important mais le style et le langage utilisés. Il affirme que tous ceux qui ont accès aux mêmes medias se sentiront comme faisant partie d’une même communauté. Pour Gellner les intellectuels inventeraient et transmettraient l’identité nationale et l’éducation serait un facteur générateur de loyautés à un groupe. Le problème, dans ce qui concerne sa théorie « un État-une culture », se pose quand l’éducation n’est pas efficace et la culture à laquelle on accède plus facilement est la civilisation universelle dont les valeurs se superposent ou remplacent ceux de la culture nationale. Il existent des théories communicatives extrêmes qui défendent que les processus de communication sont à la base de cohérence des sociétés, de cultures et même de personnalités d’individus, une sorte de « ciment social » et que le groupe avec lequel on communique le mieux est l’identité collective la plus importante, concédant moins d’importance aux identités collectives traditionnelles (nationale, religieuse, sexuelle, etc.). Dans le monde du village global ce groupe communicatif n’aurait pas de frontières claires et seraient de très difficile définition. Sans doute une des causes pour les repères fluctuants d’identification collective dont parle Marc Augé. L’influence massive des medias sur la population (et du message idéologique-culturel qu’ils transmettent), surtout les audiovisuels, est due au pouvoir de l’apparence de réel du discours naturaliste, ou mieux, naturalisé, où le codage, la sélection et l’arrangement des matériaux du discours audiovisuel ne sont pas évidents pour le spectateur[42]. Même si on peut vérifier que le message n’obtient pas toujours la lecture prévue par son producteur, les grammaires sociales des récepteurs ayant une influence dans le processus de réception de la signification[43], la réception dominante-hégémonique est quand même la plus fréquente. L’ influence des medias audiovisuels, à cause du plaisir plus facile qu’ils procurent et de l’amplitude de leur diffusion peut avoir une influence déterminante dans la transformation/rénovation des identités nationales[44]. Le type de moyen de communication et l’importance d’autres interlocuteurs culturels est aussi à prendre en considération : l’éducation nationale, les medias non audiovisuels (comme les journaux ou la radio), la culture nationale ou d’autres groupes d’influence.

Conclusion

Le plaisir procuré par les univers symboliques créés par les medias audiovisuels aura sans doute dans la société actuelle, très hédoniste, une des influences des plus fortes dans la construction de l’identité individuelle. Selon le public les produits audiovisuels visionnés seront nationaux ou internationaux, contribuant à développer des identités individuelles et nationales différentes, à l’intérieur d’un même groupe national, les derniers intégrant des caractéristiques communes à des individus de cultures très différentes, qui partagent une même culture de masses. Pour la construction de l’identité individuelle entreront cependant en ligne de compte d’autres univers symboliques nationaux, qui varieront eux aussi, selon la classe d’âge, la provenance sociale et culturelle des individus et encore selon leurs expériences individuelles. Les discours transmettant ces univers symboliques nationaux varieront aussi selon les moyens de transmission (roman, musée, enseignement, etc.), les identités de leurs auteurs, pour lesquelles contribuent aussi les variantes culturelles dans lesquelles ils s’intègrent à l’intérieur de la culture nationale.

 

Bibliographie
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  • (2009) Catalogue de l’exposition permanente au Musée national Zürich. Histoire de la Suisse. Musée national suisse.

Notas

1 Selon la définition de Vernon cité par Hall (2008: 179-183).
2 Hall (2008: 141-145).
3 Selon la définition d’identité narrative de Ricœur (1985: 443-444).
4, 6 Ricoeur (1967).
5 Augé (2002: 51).
7 Santos (1999: 120). Toutes les citations d’auteurs en langue portugaise ont été traduites par moi.
8 Kant, Emmanuel (1784), «Réponse à la question: Qu’est-ce que les Lumières?», http://lvc.philo.free.fr/Kant-Lumieres.pdf.
9 Les théories sur l’importance de l’individu dans les théories marxiste se sont développé dans le sein du groupe d’études qu’on appelera plus tard l’école de Budapeste, qui a émergé autour de 1963.
10 Heller, Agnès (1972).
11 J. Nascimento Rodrigues et Tessaleno Devezas (2007) considèrent avec d’autres auteurs, notamment Wallerstein, que la globalisation est un processus évolutif, irréversible et multidimensionnel qui a commencé au XVe siècle avec les voyages océaniques des portugais et qui est passé par trois phases, la dernière coïncidant précisément avec les années 80, grosso modo.
12 Augé (2002 : 51).
13 Augé (2002 : 37).
14 Baptista et Dias (2006 : 20).
15 Ricoeur (1985: 146).
16 Ricoeur (1985: 443).
17 Santos (1999: 119).
18 Ferrari (2006 : 3).
19 Magalhaes (2001 : 313).
20 Augé (2002 : 56).
21 Smith (2008 : 24-25).
22 Mattoso (2001 : 7).
23 Ce dernier point a été ouvertement formulé par Ernest Renan, à la Sorbonne, le 11 mars 1882, avec son essai Qu’est-ce qu’une nation?, quand il a démonté de façon critique les justifications traditionnelles pour la formation d’une nation (race, langue, religion, communauté d’intérêts ou géographie). Renan affirme que tous ces éléments sont nécessaires, mais n’y suffisent pas; il faut «l’âme» ou le «principe spirituel» pour faire que les membres de la nation, enracinés dans un passé et dans un vécu présent communs, désirent et décident de continuer à vivre ensemble.
24 La littérature les départageant est abondante, mais je ne vais pas m’en occuper en cet article. Pour savoir plus sur les différentes positions voire Chivallon (2007); Jaffrelot, Christophe (2003), «For a Theory of Nationaloism». In Questions de Recherche, nº 10, Paris: Centre d’études et de recherches internationales; Pecora, Vincent (2001), Nations and Identities. Classic Readings, Oxford: Blackwell Publishers; Eriksen, Thomas Hylland, «Place, Kinship and the case for non-ethnics nations». In Nations et Nationalism, vol. 10, nº ½, 2004, pp. 49-50; Motyl, Alexander (2002), «Imagined communities. Rational Choosers, Invented Ethnies». In Comparative Politics, janvier 2002, pp. 233-250; Smith (2008).
25 Smith (2008: 19). Cette définition prétend pouvoir s’appliquer à toutes les nations, depuis l’Antiquité jusqu’au présent et non seulement aux nations modernes, aspect qui distingue ce courant de celui des constructivistes qui font commencer les nations au XVIIe siècle.
26 Gellner (1989).
27 Hobsbawm (s/d), p. 174.
28 Habermas a repris le concept de Dolf Sternberger, créé dans un éditorial du journalFrankfurter Allgemeine Zeitung, le 23 mai 1979.
29 Voire à propos de la thèse de Anderson les critiques formulées à l’encontre de sa notion de «imaginée» par Chivallon (2007).
30 Les auteurs des Cultural studies se sont appuyé sur des études antérieures. Cette idée a été développée surtout à partir des études de Lévi-Strauss et de divers courants de linguistes, philosophes, anthropologues, sociologues et tous ceux des Cultural studies, en particulier dans leurs études sur les medias.  Le structuralisme a placé la signification au centre du débat et ses auteurs ont conclu que la signification est une pratique sociale, c’est-à-dire, que à un énoncé donné peuvent correspondre plus qu’un signifié selon la lecture culturelle.
31 Smith (2008: 19).
32 Anthony Smith ajoute au concept de communauté imaginée d’Anderson un nouvel élément: la communauté vécue et sentie. Les nations sont considérées comme des ressources culturelles et sociales sur lesquelles leurs membres peuvent s’appuyer et qui leur permettent d’exprimer leurs intérêts, besoins et objectifs. Pour conclure que «Ceci signifie que nous pouvons décrire la nation comme une communauté imaginée, voulue et sentie’ par leurs membres» (Smith, 2008: 23).
33 Santos (1999: 130).
34 Hall (2008: 271).
35 Voire Kandjimbo (1985).
36 L’auteur décrit comment les différentes taxinomies correspondent à celles existantes dans la société coloniale, même sans relation avec le contexte réel du monde colonisé.
37, 38 Anderson (1991: 183).
39 Désignation des peuples autochtones d’Amérique.
40 Blévis et Zalc (2009).
41 Les autres sont consacrées à l’histoire religieuse et intellectuelle, à l’histoire politique et au développement économique du pays.
42 Hall (2008: 153).
43 Celle-ci serait la réception négociée, où le spectateur comprend quel est le message du système hégémonique, mais le lit à la lumière d’autres éléments, par exemple corporatistes ou culturelles. Une étude sur la réception de la série américaine Dallas (choisie, car elle incarne le symbole parfait de la pauvreté culturelle exportée par les medias américains) conclut que le background ethnique des téléspectateurs interfère dans la réception et que le message est lu dans un processus de négociation entre l’histoire qui passe sur l’écran et le spectateur et sa culture.
44 Il y a des études qui essayent d’évaluer l’importance de chacun des types des moyens de communication dans la formation d’une identité collective. Torsten Hägerstrand a étudié la relation entre les medias en général et l’intégration sociale. Selon Hägerstrand il y a deux moyens d’intégration – territoriale (qui est constituée par des formes d’intégration liées à la communication face à face, où la proximité a influencé le mode de penser et d’agir et crée des loyautés extrêmement liées au lieu et qu’impliquent une forte identification avec celui-ci) et fonctionnelle où les messages circulent d’une manière globale. Il arrive à la conclusion qu’en Suède la radio et la télévision favorisent l’intégration nationale et internationale (c’est-à-dire, la fonctionnelle) et la presse locale écrite favorise l’intégration territoriale au lieu (Schlesinger, 1991: 47).