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Cinéma, couleur, mouvement. Kinémacolor et abstraction

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Résumé

Au tournant des années 1910 se joue un noeud historique crucial pour l’art du vingtième siècle : l’émergence de l’abstraction. Or ce basculement, où la double problématique de la couleur et du mouvement joue un rôle crucial, est exactement contemporain d’autres la découverte du medium cinéma par certains artistes, s’incarnant dans la réalisation des premiers films abstraits ; et 3) le succès du Kinemacolor, premier procédé de cinématographie en couleurs naturelles exploité commercialement. Cet article se propose de rétablir les connexions historiques entre ces événements, et de développer quelques-unes de leurs conséquences esthétiques et épistémologiques.

Mots-clés

Kinemacolor, cinéma en couleurs naturelles, art abstrait, avant-gardeset cinéma, histoire technique du cinéma, orgues chromatiques

 

à Guy Fihman

Dans une conférence de 1954 sur “ la couleur dans la peinture contemporaine ”, l’historien de l’art – et filmologue– Pierre Francastel revenait sur ce qui était pour lui une très profonde rupture. Il la situait au tournant des années 1910, moment du passage de l’art à l’abstraction, où se trouvait mise en jeu une série de recherches plastiques entièrement inédites, notamment une “ utilisation nouvelle de la couleur ”. Selon lui, “ On pourrait suggérer le terme d’animation de l’écran plastique par des plans successifs engagés pour définir cet aspect de la nouvelle spéculation plastique ”1.

Cette définition apparaît étonnamment cinématographique. Le “ renouveau de la notion de mouvement ” à l’époque, écrivait-il, est fondamental pour cette évolution. Il terminait son intervention sur l’idée que cette transformation de l’art signalait un basculement plus large, l’entrée dans une “ civilisation de la couleur ”.

Ce moment à la charnière des années 1910, voit de fait les questions de couleur, de mouvement et de projection se croiser de manière singulière, en un entrelacs dont les conséquences, à la fois pour l’histoire de l’art et l’histoire du cinéma, sont très importantes. Dans un texte de 1990, l’historien de l’art Georges Roque, après avoir évoqué notamment les expériences cinématographiques pionnières des futuristes Bruno Corra et Arnaldo Ginna, rappelait que :

les spectacles de “musique des couleurs”, d’“orgue chromatique” – performances avant la lettre – ont joué, à partir des années 10 un rôle charnière entre peinture et cinéma, rendu possible par les progrès de l’électricité, avant que les films en couleurs ne deviennent réalisables2. Mais surtout, il convient d’ajouter que ces spectacles de lumière colorée – dont les mouvements, dans le temps, étaient rythmés par un jeu de “correspondances” musicales – ont joué un rôle sous-estimé dans la genèse de l’“abstraction”, à laquelle on s’interdit de comprendre quoi que ce soit si on ne tient pas simultanément compte de toutes les interactions complexes entre peinture, cinéma et color music3.

La présence simultanée du cinéma et des jeux de couleurs projetées en mouvement s’agence donc en des conséquences cruciales. Ces spectacles consistaient en la projection orchestrée de faisceaux de lumières colorées, réalisée en direct sur un écran parfois mobile, l’artiste commandant les variations depuis un clavier ressemblant à celui d’un piano ou d’un orgue. La vogue s’en développa à partir de l’orgue de couleurs électriques inventé en 1893 par le peintre anglais Alexander Wallace Rimington. Les compositeurs Alexandre Scriabine et Alexander László réalisèrent des spectacles avec leurs machines, ainsi que le futur cinéaste abstrait Oskar Fischinger, mais aussi Ludwig Hirschfeld-Mack, qui avait conçu au sein du Bauhaus un “ Réflecteur de couleurs ” lui permettant de réaliser ses “ Farbenlichtspiele ”, jeux ou pièces au sens théâtral de lumière colorée. Le lien au cinéma se concrétise notamment par la représentation qu’il donna de sa Sonatine en couleurs en trois parties (Dreiteilige Farbsonatine) lors du festival historique “ Der absolute Film ” le 3 mai 1925 au U.T. Filmtheater Kurfürstendamm de Berlin, festival où furent également montrés des films de Hans Richter, Viking Eggeling, Walther Ruttmann, Fernand Léger et Dudley Murphy, et Francis Picabia et René Clair4.

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1 : Alexander László, Farbmusikalische Aufführung.
D’après une aquarelle de Matthias Holl, in A. László, Die Farblichtmusik, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1925

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2 : Ludwig Hirschfeld-Mack au piano pendant une représentationde son
“ Réflecteur de couleurs ” (ca. 1924, Bauhaus-Archiv, Berlin)

Bruno Corra et Arnaldo Ginna se sont d’abord essayés à la construction d’un tel orgue, avant d’en venir au cinéma, où ils réalisèrent en 1911 les tout premiers films abstraits (aujourd’hui perdus), faisant entrer de fait le cinéma dans le domaine de l’art, conjointement à l’entrée de la peinture dans l’abstraction. Guy Fihman, en 1995, replaçait lui aussi ces expériences futuristes dans l’histoire des “ orgues de couleurs ” et le contexte des recherches plastiques sur les “ rythmes colorés ”, pour reprendre le titre du projet cinématographique de Léopold Survage en 1913-14, qui resta inabouti. Fihman en tirait une conclusion radicale et provocatrice :

C’est […] le fondement même du cinéma qui est impliqué, car contrairement à ce que croit la vulgate, le cinéma n’est pas l’image en mouvement à laquelle viendraient s’ajouter d’autres qualités telles que la couleur ou le son, mais c’est bien plutôt le mouvement des couleurs qui rend l’art du mouvement possible5.

Fihman soulignait ainsi l’importance théorique de ce déplacement de perspective historique. Le cinéma naît comme art par les recherches sur la mise en mouvement des couleurs. Il y naît d’ailleurs peut-être aussi comme médium. Car si ces spectacles singuliers désignent une interaction cruciale entre cinéma et mouvement des couleurs projetées, ils sont aussi l’aboutissement d’une histoire riche et polymorphe. Le dix-neuvième siècle ne cesse en effet d’articuler de toutes les manières possibles et jusqu’à l’obsession couleur, mouvement, et projection.

Du côté des scientifiques d’abord, les recherches sur la temporalité de la perception, la formulation et l’exploration de la théorie de la “ persistance rétinienne ”, ne cessent d’articuler ensemble la question de la couleur et du mouvement, que ce soit chez le physicien Joseph Plateau ou le chimiste Michel Eugène Chevreul – qui polémiquent ensemble sur ces questions – ; James Clerk Maxwell, qui s’intéresse à la fois à la perception des couleurs et à la cinétique, entre autres choses ; les inventeurs simultanés (en 1869) de la photographie en couleurs Louis Ducos du Hauron et Charles Cros, qui imaginèrent tous deux indépendamment la reproduction photographique du mouvement dès les années 1860 ; ou enfin Louis Lumière, inventeur du Cinématographe et de l’Autochrome, premier procédé de photographie en couleur industrialisé, commercialisé en 19076.

Ceci fait écho à l’idée très profondément ancrée dans la culture occidentale, singulièrement depuis le début du dixneuvième siècle, que la couleur est mouvement, idée dont l’histoire s’écrit de Goethe à Kandinsky en passant par Baudelaire…

Le mouvement des couleurs va jouer parallèlement dans d’autres effets, recherches et spectacles lumineux au cours du dix-neuvième siècle et au début du vingtième. Si selon Georges Roque, “ à partir des années 1880 [… ] les disques de couleur en mouvement de rotation constituent […] la grande affaire de l’époque, de toute une génération ”7, on aurait envie d’étendre la plage historique concernée : les disques portant des plages de couleur et destinés à montrer leur mélange par rotation existent depuis le dix-huitième siècle – même si certainement leur statut va évoluer jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle. Ils vont connaître de nombreuses versions : disques de Newton, dès le début du dix-huitième siècle ; disques de James Clerk Maxwell, inventées vers 1854 ; boîtes de toupies colorées commercialisées au milieu du dix-neuvième siècle, par exemple le Kaleidoscopic Colour Top commercialisé en 1859 par John Gorham ; ou toupies dessinées au Bauhaus au début des années 1920 par Ludwig Hirschfeld-Mack. Le lien de ces disques avec l’abstraction se joue dans les oeuvres mêmes des artistes de l’époque, dès le crucial Premier disque (1912) de Robert Delaunay, dont John Gage rappelait que pour son auteur “ le “Disque” n’était pas un tableau, mais un moyen d’expérimentation ”, et qui fut pour Delaunay finalement la transition vers l’abstraction8. On retrouve ces enjeux chez František Kupka, qui réalisa en 1911-12 un tableau intitulé Disques de Newton, et la trace s’en suit jusque dans plusieurs oeuvres contemporaines, ainsi par exemple les Electronic Mandala de Peter Keene (2005), disques de 75 cm de diamètre portant  une série de cercles colorés concentriques en pointillés.

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3 : John Gorham : Kaleidoscopic Colour-Top, 1859 (collection Werner Nekes)

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4 : František Kupka, Disques de Newton, 1911-1912 (collection MNAM)

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5 : Chromatrope, plaque animée peinte à la main,
Grande-Bretagne, milieu du dix-neuvième siècle

D’autre part, le dix-neuvième siècle fut aussi celui du kaléidoscope, breveté breveté par Sir David Brewster en 1817 et l’un des rares jouets optiques de l’époque à être encore très répandu aujourd’hui. Ce dispositif présente comme on sait un spectacle de couleurs en mouvement. Ces disques et jouets connaîtront tous une version pour la projection, notamment par lanterne magique. S’y ajoute l’un des types de plaques de lanterne magique les plus populaires de l’époque : le Chromatrope, inventé par le peintre anglais Henry Langdon Childe à la fin des années 1830. Il consiste en deux plaques de verre superposées, portant chacune une rosace de couleurs, et pouvant tourner en sens opposé l’une par rapport à l’autre pendant la projection. Il s’agit donc des premiers spectacles “ abstraits ”, qui présentent le pur mouvement des couleurs, et font un contexte naturel pour l’émergence des “ symphonies colorées ” des années 1910-1920…

Le cinéma, comme médium et comme art, se trouve donc au croisement de deux histoires complexes, hétérogènes voire antinomiques, mais qui toutes deux invoquent la couleur, le mouvement, et la projection. D’un côté, celui des couleurs “ naturelles ”, les principes de la reproduction photographique du mouvement sont imaginés d’abord dans le cadre de la réflexion sur la photographie des couleurs, qui, j’y reviendrai, implique directement la projection ; de l’autre côté, celui de l’abstraction, le cinéma se voit reconnaître comme médium singulier d’abord par des artistes travaillant sur la question de la couleur et du mouvement.

Dans l’article déjà cité de 1990, Georges Roque cherchait à comprendre “ pourquoi [au début des années 10] plusieurs peintres et cinéastes se sont intéressés de près au mouvement de la couleur au cinéma, alors que le cinéma en couleur n’existait pas encore ”9. Or, il faut revenir sur cette affirmation. Car à cette période, le cinéma est en couleur depuis longtemps – phénomène dont on redécouvre l’ampleur grâce notamment à un important travail de restauration de films en couleurs depuis les années 1990.

Il y a d’abord la tradition importante, et destinée à se généraliser jusqu’à la première moitié des années 1920, des couleurs appliquées, dont la technique remonte à la fabrication des cartes à jouer au quinzième siècle, pour se diffuser ensuite dans l’imprimerie, le papier peint, et les plaques de lanterne magique notamment : coloriage à la main, coloriage au pochoir, manuel puis mécanique, teinte, virage. Cet aspect peut être lié avec un élément de la rupture contemporaine décrite par Francastel : “ L’utilisation inédite de la couleur à plat ”, dont il dit qu’elle “ est immédiatement liée à la spéculation nouvelle sur le mouvement ”10. Les techniques de coloriage sont, de manière intéressante, liées fondamentalement aux arts populaires, et en dessinent à elles seules toute une histoire, montrant de très complexes circulations entre médias.

Mais je ne m’étendrai pas plus avant sur ces pratiques, pour m’attarder plutôt sur un autre phénomène nouveau et important pour les questions qui nous occupent, en ce moment charnière du tournant des années 1910 : il correspond à l’apogée du premier procédé cinématographique en couleurs naturelles exploité commercialement, le Kinemacolor.

Le Kinemacolor fut inventé en 1906 en Angleterre par George Albert Smith – un des cinéastes et producteurs les plus importants des tout débuts du cinéma britannique –, et exploité par Charles Urban jusqu’en 1915. Il eut sa première séance publique payante au Palace Theatre de Londres le 26 février 1909, et les années qui suivirent furent couronnées d’un succès international – succès auquel contribuèrent notablement les cérémonies royales de funérailles d’Edward VII et d’intronisation de George V, entre 1910 et 1912, dont le Kinemacolor était seul à pouvoir rendre le faste coloré. Notamment, le Delhi Durbar, cérémonie indienne reconnaissant le nouveau roi britannique empereur d’Inde, filmée en Kinemacolor en décembre 1911 et présentée pour la première fois au Scala Theatre de Londres le 2 février 1912, fut un triomphe inouï, exporté aussi bien aux Etats-Unis qu’en France et ailleurs, le plus grand succès de toute l’histoire du cinéma selon le magazine corporatiste américain Moving Picture World11. Le spectacle durait pourtant deux heures et demi (attractions comprises), et la place coûtait notablement plus cher que d’usage. Ce spectacle valut la célébrité à Urban. L’échec final du Kinemacolor est lié à un certain nombre de facteurs conjoints, qu’il faudrait analyser plus avant12, impliquant peut-être les limitations techniques que je vais évoquer ici, mais aussi la politique commerciale et la conception idéologique du cinéma de Charles Urban, qu’il avait explicitée dans son livre The Cinematograph in Science, Education and Matters of State en 190713.

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6 : “ Kinemacolor House ” : façade des bureaux de Charles Urban, 80-82 Wardour Street,
Londres, en 1912 (collection Bfi)

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7 : George Albert Smith, dessins annexés au brevet américain n° 941 960,
demandé le 11 juin 1907, accordé le 30 novembre 1909

George A. Smith décrivit ainsi, dans le brevet anglais de 1906, les étapes de son procédé :

  1. Un tableau animé d’une scène colorée est pris avec une caméra de bioscope de la manière ordinaire, excepté que l’obturateur tournant est utilisé muni de filtres colorés vert et rouge convenablement ajustés. Un négatif est ainsi obtenu dans lequel les rouges et les jaunes sont enregistrés dans une image, et les verts et les jaunes (avec un peu de bleu) dans la suivante, et ainsi de suite alternativement sur toute la longueur du film de bioscope.
  2. Un tableau positif est tiré du négatif susmentionné et projeté par une machine de projection de bioscope ordinaire qui, toutefois, est munie d’un obturateur tournant pourvu de verres colorés à peu près similaires aux susmentionnés, et arrangé de telle manière que les images correspondant au vert et au rouge soient projetées alternativement à travers leurs filtres colorés appropriés.
  3. Si la vitesse de projection est d’approximativement 30 images par seconde, les deux sélections colorées fusionnent et présentent à l’oeil un rendu satisfaisant du sujet en couleurs qui apparaissent comme étant naturelles.

La nouveauté de ma méthode tient à l’usage de 2 couleurs seulement, rouge et vert, combiné au principe de persistance de la vision14.

Le procédé Kinemacolor a pour fondement le premier dispositif ayant présenté une photographie en “ couleurs naturelles ”, celui imaginé par le physicien écossais James Clerk Maxwell en 1855, et réalisé six ans plus tard avec le photographe Thomas Sutton15. Il s’agit de prendre d’un sujet trois photographies successives, en noir et blanc donc, chacune derrière un filtre de l’une des trois couleurs primaires – rouge, vert, et bleu. Les trois positifs sont placés dans une lanterne magique à trois objectifs, chacun muni du même filtre coloré qu’à la prise de vue, et la superposition des trois images sur l’écran faisait apparaître “ une copie complète, pour ce qui concerne la couleur visible ”16, comme l’écrit Maxwell, du sujet original (un ruban de tartan – test ultime bien sûr pour un Écossais, la fidélité de rendu des couleurs s’avérant ici on ne peut plus cruciale).

C’est donc par la projection que la couleur entre en photographie – ce qui semble plutôt de bon augure pour le cinéma en couleur. Mais il faut remarquer ensuite que, si trois clichés successifs de l’objet sont nécessaires, clichés qui devront coïncider identiquement sur l’écran, il s’avère que la photographie des couleurs ne peut se réaliser que sur un sujet rigoureusement immobile. Ici, couleur et mouvement deviennent incompatibles. C’est le début des problèmes pour le cinéma en couleur…

Ce procédé relève de la synthèse additive des couleurs, c’est-à-dire synthèse des couleurs par mélange de faisceaux lumineux, par opposition à la synthèse soustractive, celle des peintres et des imprimeurs, où l’on mélange des pigments. Dans le premier cas, l’addition des trois primaires rouge/vert/bleu donne du blanc ; dans le second, le mélange (la soustraction) des trois primaires complémentaires jaune/magenta/ cyan donne du noir. La synthèse soustractive est adoptée massivement par le cinéma depuis le procédé Technicolor n° 2 (1922). La synthèse additive fut celle des orgues de couleurs, de l’Autochrome Lumière – qui s’observait par transparence –, ainsi que de la plupart des premières tentatives de cinématographie en “ couleurs naturelles ”, dont le Kinemacolor – tentatives dont il faut réaliser qu’elles sont expérimentées avant la photographie en couleur industrialisée.

Cette synthèse additive fut abandonnée ensuite, parce que, se réalisant en projection, elle impliquait que la qualité du résultat dépende de chaque salle, qui devait s’équiper spécialement. Cela rendait le principe économiquement ingérable. L’adoption massive de la synthèse additive au commencement est certainement liée à l’expérience inaugurale de Maxwell, et à sa logique sous-jacente, qui est celle de la réversibilité, de la symétrie entre prise de vue et projection, analyse et synthèse, fondamentale pour le cinéma.

Le retournement intéressant est que la synthèse additive redevient dominante aujourd’hui, puisque c’est celle des appareils de télévision, écrans d’ordinateurs, vidéoprojecteurs, et de l’ensemble des procédés numériques. Les mêmes problèmes font donc retour. Comme alors, la synthèse additive impose de changer complètement un matériel très onéreux dans chaque salle, gageure économique monumentale qui a été un obstacle majeur à la diffusion du film en couleurs naturelles à l’époque. Et comme alors, la synthèse des couleurs dépend de chaque appareil, moniteur ou vidéoprojecteur. Cela implique que d’une machine à l’autre, d’une salle à l’autre, d’un moniteur à l’autre, ou entre table de montage et projecteur, les rendus colorés sont notablement différents, et extrêmement difficiles à rendre cohérents tout au long de la chaîne. Ce problème inquiète particulièrement les professions cinématographiques à l’heure actuelle. Cela va par exemple amener Stan Brakhage, obsédé par la précision de la couleur, à inclure, dans l’édition en dvd de son oeuvre17, une mire de couleurs, afin que chaque spectateur/usager du dvd puisse régler son moniteur de la manière adéquate.

Il faut insister sur une chose : dans le Kinemacolor, comme dans la plupart des procédés en synthèse additive, il n’y a aucune couleur sur le support. Les copies de film Kinemacolor se présentent comme une copie noir et blanc ordinaire. La couleur ne se matérialise qu’au moment de la projection, sur l’écran. Ainsi que le formule le Kinemacolor Handbook de 1910, “ les couleurs, pour ainsi dire, gisent latentes dans l’image photographique, et sont amenées à la visibilité au moment de l’exhibition ”, ou plus loin, et d’une manière qui m’intéresse, les “ ondes colorées ” sont “ immobilisées ” dans la pellicule, et “ remises en mouvement ”18 par la machine. La couleur est donc, ici encore, mouvement.

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8 : “ The Kinemacolor Camera with lens panel
removed to show color filter and light cut-off shutter”
(La caméra Kinemacolor avec le panneau de l’objectif ôtéafin de montrer le filtre coloré et l’obturateur coupe-faisceau), Kinemacolor Handbook, 1910

Si le coloriage à la main rendait de fait chaque “ copie ” de film absolument unique, ici c’est chaque séance qui est le lieu d’une actualisation singulière du film, unique, impossible à répéter exactement. Le procédé prend un caractère de “ performance avant la lettre ”. La couleur y apparaît dans et par le mouvement de la machine, dans et par le moment de la projection, d’autant plus intangible, d’autant plus incontrôlable.

Le système de Smith est commercialement astucieux : il permet de réaliser et projeter des films en couleurs naturelles sur la base du matériel ordinaire : caméra et projecteurs usuels, et film noir et blanc normal (ou presque : il devait être “ panchromatisé ”), avec uniquement du point de vue mécanique une modification assez mineure : remplacer, modifier, ou ajouter à l’obturateur normal, un disque portant, en plus des pales noires pour l’obturation, deux verres ou gélatines colorés. Avec les projecteurs de l’époque, dont l’obturateur est extérieur à la machine, l’opération est assez simple. Ceci permettra par exemple que le même film soit montré, en changeant l’équipement du projecteur, en noir et blanc puis en couleurs, ainsi que le promet le programme de la séance inaugurale du Palace Theatre – changement qui, affirme-t-on, ne demande qu’“ un intervalle de deux secondes ”.

Le Kinemacolor est donc bichrome, ne synthétisant les couleurs qu’à partir de deux des trois primaires. Bien sûr, cette bichromie limite assez fortement le spectre des couleurs reproduites. Si les rouges, verts, jaunes, ocres, marrons, et les teintes chair en général, sont assez bien rendues, on ne peut en tout cas aucunement y reproduire un bleu profond, ni non plus un blanc pur, qui nécessite la présence des trois primaires.

Il est d’ailleurs remarquable que cette limitation du Kinemacolor dans la variété des couleurs reproduites n’est pratiquement jamais mentionnée dans les critiques généralistes. Parcourant le journal américain Variety pour l’année 1913, on peut constater que si l’on regrette régulièrement la faiblesse dramaturgique des quelques fictions produites en Kinemacolor19, les couleurs elles sont systématiquement vantées.

A l’inverse des critiques généralistes, les commentateurs spécialisés et revues corporatistes vont quant à eux discuter la validité de la bichromie. La recension de la première commerciale dans The Bioscope en 1909 mentionnait déjà, parmi les louanges, quelques réserves quant à la prétention des inventeurs de présenter “ les teintes et nuances véritables de la nature ”, mais c’était pour voir… du bleu ! – là où il n’était pas censé être : “ le moins expert dans le public pouvait affirmer qu’un gris bleu n’était pas les teinte et nuance véritables d’un bras de demoiselle ”20. Bel exemple de couleurs projetées, mais cette fois par le spectateur, puisqu’on sait que le dispositif ne peut justement pas produire de bleu…

Un discours va alors se déployer dans ces textes spécialisés où, de par le procédé, le caractère “ photographique ” de ces couleurs va se trouver confronté à son manque de fidélité à la nature. Les partisans du Kinemacolor vont arguer d’une supériorité de principe des couleurs photographiques, indicielles – couleurs qui donneraient même à l’image des “ qualités stéréoscopiques ” – ; les opposants vont leur objecter que l’indicialité n’empêche pas les déformations, et que d’autres techniques, bien qu’artificielles, peuvent donner des résultats supérieurs en termes de fidélité… Les uns vont avancer le caractère fondamentalement psychologique, subjectif de la perception des couleurs ; les autres l’objectivité scientifique de la nécessité des trois primaires. Le procédé va donc induire de fait des disjonctions entre des notions habituellement fusionnées, indicialité et réalisme par exemple.

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9 : “ Kinemacolor Projector Mechanism ” (Mécanisme du projecteur Kinemacolor), ibid.

Le Kinemacolor est par ailleurs très intéressant d’un point de vue théorique. George Albert Smith compte sur le même principe perceptif, la “ persistance de la vision ”, pour réaliser à la fois et en même temps la synthèse de la couleur et la synthèse du mouvement. L’intervalle entre deux photogrammes supporte simultanément une information de mouvement et une information de couleur. Ici, mouvement et couleur sont de fait rendus équivalents, si l’on peut dire, par le procédé, et considérés comme relevant potentiellement du même phénomène de perception fondamental, la “ persistance rétinienne ”, supposée capable des deux opérations.

Les recherches de George Albert Smith, financées par Urban, reposaient en fait sur un brevet antérieur, déposé en 1899, qui comptait déjà sur la persistance rétinienne pour la synthèse colorée, mais à partir de trois images successives correspondant aux trois couleurs primaires. Or, ce système ne fonctionne pas, comme le constata, après Smith, l’Anglais Frederick A. Talbot en 1912 : “ Les images ne défilent pas ensemble pour donner un effet de couleur naturel, mais ne sont que des flashes successifs de lumière rouge, verte et violette ”21. Ici, la couleur semble mettre en danger le cinéma même…

Accélérer beaucoup la cadence de projection – ce qui engendrait des problèmes techniques et économiques pratiquement insurmontables – ne résolvait rien : la synthèse de la couleur entre les trois images successives ne s’opérait en fait pas22.

Face à ces difficultés, George Albert Smith fit une tentative assez hardie, ou désespérée. Il enleva purement et simplement l’une des trois couleurs primaires – en l’occurrence la moins lumineuse, le bleu. C’est une démarche de compression au sens du numérique aujourd’hui – Smith emploie d’ailleurs le terme dans son texte de présentation de 1908 à la Royal Society of Arts23. Il fut Urban trouvèrent assez satisfaisants pour tenter une commercialisation.

Il s’est avéré empiriquement qu’il fallait, pour, comme le dit l’inventeur, “ répondre aux exigences de la persistance de la vision concernant la couleur ” (persistance spécifique donc), faire défiler la pellicule à au moins deux fois la vitesse normale, mais que dans ces conditions – et il faut, d’une certaine manière, s’en étonner –, le résultat est acceptable, la synthèse des couleurs se réalise effectivement, ou à peu près. L’ingénieur et rédacteur du magazine corporatiste américain Motography John B. Rathburn note en 1914 :

Même à cette vitesse, les couleurs indépendantes peuvent être distinguées en remuant une main entre les yeux et l’écran, action qui aura pour résultat un clignotement rapide de vert et de rouge sur le bord de la main24.

Encore une interaction étrange entre couleur et mouvement…

Il s’avère en tout cas que partir sur des bases théoriques et techniques similaires pour la synthèse de la couleur et du mouvement amène d’une part à reconnaître une parenté entre les deux phénomènes optiques – le Kinemacolor fonctionne, la synthèse successive des couleurs a bien lieu en même temps que celle du mouvement –, mais aussi, d’autre part, à se retrouver face à des difficultés inattendues. Ces problèmes sont à rapprocher de découvertes récentes en physiologie de la perception, selon lesquelles les zones du cerveau traitant du mouvement et celles traitant de la couleur ne sont en fait pas les mêmes – selon lesquelles aussi la persistance rétinienne n’est pas l’explication de ces phénomènes…

Le fait que la synthèse colorée advienne à peine a pour conséquence une fatigue oculaire notable pour le spectateur, remarquée par tous les commentateurs depuis le premier compte rendu, dans The Bioscope, de la séance inaugurale au Palace Theater.

Une seconde conséquence, plus théorique, de ce principe de synthèse par la “ persistance rétinienne ”, est ainsi résumée par Colin N. Bennett en 1913:

Dans le cas du Kinemacolor, donc, on fait subir au membre du public de bonne volonté non pas une, mais deux illusions complètes et séparées, car tandis que l’exhibiteur en noir et blanc vous fait seulement croire que vous voyez un mouvement qui n’est pas là, l’opérateur de Kinemacolor fait la même chose pour la couleur aussi25.

Dans ce procédé, non seulement il n’y a pas de couleur sur le support, mais les couleurs naturelles n’apparaissent même pas sur l’écran, contrairement au système de James Clerk Maxwell ou au Chronochrome Gaumont, inventé en 1913. On ne peut pas faire d’arrêt sur image avec le Kinemacolor : on ne verrait qu’une image rouge, ou une image verte. C’est en projection et dans le mouvement que les couleurs apparaissent.

Georges Roque, on s’en souvient, s’était interrogé sur l’intérêt des artistes pour le mouvement des couleurs projetées par le cinéma, alors que celui-ci n’était pas encore en couleur. Bruno Corra avait écrit en 1912 un manifeste intitulé “ Musica Cromatica ”, où il décrivait ses premières expériences de film abstrait, réalisées avec son frère Arnaldo Ginna. Pour eux, le cinéma résolvait un certain nombre de problèmes insurmontables avec leur “ piano chromatique ”, notamment la nécessité “ de pouvoir disposer de centaines de couleurs ” :

puisque, en tirant parti du phénomène de la persistance des images sur la rétine, nous pourrions obtenir vraiment la fusion de plusieurs couleurs en une seule – dans notre oeil –, il suffisait pour cela de faire défiler devant l’objectif toutes les couleurs composantes en moins d’un dixième de seconde26.

Non seulement le cinéma est bel et bien déjà en couleur à l’époque des expériences futuristes ; mais ces idées et formulations font rigoureusement écho aux principes du Kinemacolor, alors exploité avec un succès notable (bien que dans un nombre de salles relativement limité) en Grande-Bretagne mais aussi en Italie et en France. Cela suggère que Corra connaissait le Kinemacolor, avait peut-être vu des films ; cela montre en tout cas que les premiers films abstraits ont un lien direct avec le premier procédé exploité commercialement de cinématographie en couleurs naturelles.

Mais un autre “ défaut ” du procédé, s’avère, dans le contexte qui nous occupe ici, central. Le principe du Kinemacolor implique donc que la synthèse et l’analyse des couleurs s’opère, en projection et en prise de vues, à partir de deux sélections colorées successives. Pour que la fusion s’effectue, il est crucial que les deux images des “ sensations colorées ”, selon une expression de l’époque, se superposent parfaitement. La première limite à ce “ parfaitement ” est celle de la précision mécanique des caméras et projecteurs : le moindre défaut de fixité, c’est-à-dire le moindre décalage de position sur la pellicule entre un photogramme et le suivant, engendrera un décalage sur l’écran entre l’image rouge et l’image verte, et donc, comme l’écrit le compte rendu du Bioscope en 1909, “ il y a des flashes aveuglant de vert ou de rouge à travers toute l’image ”27. Cela revient, et la comparaison est systématique dans les commentaires d’époque, au “ mauvais repérage ” des imprimeurs, c’est-à-dire au manque de coïncidence entre les couches colorées : les couleurs débordent. Sur le matériel cinématographique, la fixité est directement proportionnelle à la qualité mécanique, donc au prix, des machines ; c’est, entre autres raisons, pourquoi le catalogue de matériel Kinemacolor de 1910 se place résolument dans le “ haut de gamme ”28 

Ainsi, le procédé Kinemacolor – sa viabilité même, mais aussi la fréquence à laquelle ces “ défauts ” ont été relevés dans les discours –, nous renseigne en retour, aujourd’hui, sur un état des techniques autour de 1910 qui est aussi un moment d’une histoire de la perception cinématographique – plus ou moins grande fixité, tressautements, clignotement, plaintes de fatigue oculaire, etc. Cela nous renseigne finalement sur ce que voyaient les spectateurs au cinéma en 1910 – ou la manière dont ils le voyaient.

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10 : Séries de photogrammes de deux films Kinemacolor, montrant l’alternance des sélections colorées vertes et rouges.
(D’après D. B. Thomas, The First Colour Motion Pictures, London, HMSO, 1969)

La deuxième limite à la perfection de la superposition est radicale, indépassable. Les deux sélections colorées étant successives, elles sont de fait décalées dans le temps de la prise de vues. Donc, tout objet en mouvement n’aura pas exactement la même position à l’image entre la sélection verte et la rouge – ce que l’on nomme, dans la littérature technique sur le sujet, la “ parallaxe temporelle ”. Ainsi, écrit Jacques Ducom en 1913,

Lorsque l’on enregistre des mouvements rapides, les deux images du couple coloré du Kinemacolor peuvent être suffisamment dissemblables, pour que sur l’écran toutes les parties de ces images ne se superposent pas complètement. Une partie de l’image projetée : un bras, une jambe, une voiture, par exemple, peuvent montrer des dominantes soit rouges, soit vertes29.

“ La projection des objets en mouvement ”, écrit quant à lui Rathburn en 1914, “ produit un clignotement désagréable ”30 ; selon l’“ opérateur cinégraphiste ” Chevreau en 1936, “ la projection [en] était gâchée ”31 ; ou comme le résumera avec dédain le fondateur de la compagnie Technicolor, Herbert Kalmus, en 1938, “ rien de plus naturel alors pour un cheval que d’avoir deux queues, une rouge et une verte ”32.

Ces franges colorées sont le défaut majeur du Kinemacolor, “ caractéristique gênante ” que, dit Talbot en 1912, “ l’observateur le moins initié ne peut manquer de voir ”, “ qui a provoqué de considérables commentaires ”, et qui, “ bien que souvent seulement momentanée, n’en reste pas moins pénible ”33.

Ces franges sont bien entendu, pour Charles Urban, un inconvénient important. Elles font aussi du Kinemacolor, d’un autre point de vue, un véritable dispositif expérimental. Ce que matérialisent fugacement ces franges, c’est l’écart de position d’un corps en mouvement entre deux photogrammes cinématographiques, c’est finalement, pour reprendre l’expression de Dziga Vertov, l’intervalle de mouvement. Ces franges montrent, en couleurs, la quantité de mouvement séparant, au cinéma, deux images – et encore, elles le montrent à trente-deux images par seconde, ce qui le rend moindre qu’à la vitesse usuelle alors de seize, aujourd’hui de vingt-quatre images par seconde. Ces franges colorées font voir ce qui, dans le dispositif cinématographique, menace sans cesse de faire se disloquer l’image-mouvement : la présence, par en dessous, d’une série d’images fixes clignotantes… Et le procédé montre que même pour “ l’observateur le moins initié ”, l’intervalle de mouvement n’est pas vraiment une abstraction, qu’il est sensible.

C’est exactement ce que, plus tard, a cherché à exposer un artiste comme Paul Sharits, notamment dans une installation créée en 1975, Shutter Interface, où quatre projecteurs projettent simultanément des boucles colorées de 11 : Exemple de reconstruction d’une image en couleur à partir de deux sélections colorées successives. (Doc. L’Immagine ritrovata, Bologne, d’après Nicola Mazzanti, “ Raising the Colours (Restoring Kinemacolor) ”, in Roger Smither and Catherine A. Surowiec (dir.), This Film is Dangerous : A Celebration of Nitrate Films, Bruxelles, FIAF, 2002, pp. 123-125). longueurs différentes, les images se superposant partiellement à l’écran. Cette oeuvre articule synthèse additive et mouvement des couleurs projetées. Les incessants clignotements colorés et transformations de teinte doivent, pour Sharits, faire voir au spectateur l’activité de l’obturateur – Shutter –, faire voir ce qui se passe dans l’intervalle entre les images, et faire voir qu’on le voit. C’est déjà ce qu’accomplit le Kinemacolor.

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11 : Exemple de reconstruction d’une image en couleur
à partir de deux sélections colorées successives
(Doc. L’Immagine ritrovata, Bologne, d’après Nicola Mazzanti,
“ Raising the Colours (Restoring Kinemacolor) ”,
in Roger Smither and Catherine A. Surowiec (dir.),
This Film is Dangerous : A Celebration of Nitrate Films,
Bruxelles, FIAF, 2002, pp. 123-125)

Mais si cette conclusion peut s’étayer de documents écrits contemporains de l’exploitation du procédé, ainsi que d’une réflexion sur l’objet technique lui-même et les implications de sa conception, cela est de fait, hélas, pratiquement impossible à vérifier par l’expérience visuelle. Le Kinemacolor est en effet à peu près impossible à voir aujourd’hui, puisqu’il requiert un matériel spécifique, et tient absolument aux conditions techniques de l’époque. Nous ne pouvons en voir que des reconstructions, souvent numériques, qui annulent de fait certains aspects. Le Kinemacolor Handbook de 1910 insistait par exemple sur l’augmentation du confort visuel liée au passage de seize à trente-deux images par seconde pour l’analyse du mouvement et la projection Cet argument était certainement destiné à contrer “ scientifiquement ” le fréquent reproche de fatigue visuelle. Les images numériques étant ramenées à 25 par seconde, cela est en tout cas invérifiable. Par ailleurs, il est difficile, malgré parfois quelques sources34, de savoir concrètement sur quels principes la reconstruction a été faite, et dans quelle mesure  les “ défauts ” ont été corrigés ou non par les restaurateurs… Dans le cas des versions sur dvd, les “ défauts ” propres du numérique – la compression du mouvement – viennent en outre parasiter le problème… Néanmoins, certains aspects restent visibles, qui donnent une idée du procédé, de la singularité de ce que fut l’expérience visuelle “ Kinemacolor ”. Ces reconstructions permettent en outre de rendre visibles des films dont les sujets, la temporalité, le projet même, au coeur de ce moment de basculement de l’histoire du cinéma que fut également cette charnière des années 1910, sont eux aussi tout à fait singuliers.

Ainsi, exactement contemporain des recherches cruciales de l’avant-garde artistique sur la couleur en mouvement et la projection des couleurs, le Kinemacolor se trouve, comme par mégarde, en incarner et en matérialiser les problématiques d’une manière absolument singulière. Le Kinemacolor, aboutissement d’une profonde histoire culturelle, montre non seulement la couleur comme fondamentalement mouvement et projection ; mais fait voir aussi, par la projection, le mouvement même comme couleur, d’une manière que seul le cinéma pouvait accomplir.

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12 : Captures d’écran réalisées à partir d’une reconstruction numérique sur dvd
de Inaugurazione del Campanile di San Marco, Venezia
(Natural Color Kinematograph Company, 1912).

 

 

Notes 

1 Pierre Francastel, “ La Couleur dans la peinture contemporaine ”, in Ignace Meyerson (dir.), Problèmes de la couleur : exposés et dicussions du Colloque du Centre de recherches de psychologie comparative, Paris, 18-20 mai 1954, Paris, SEVPEN, coll. Bibliothèque générale de l’Ecole pratiques des hautes études, repris in P. Francastel, L’Image, la vision et l’imagination, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p.238.

2 Je reviendrai sur cette idée.

3 Georges Roque, “ Couleur et mouvement ”, dans Raymond Bellour (dir.), Cinéma et peinture. Approches, Paris, Presses universitaires de France, coll. Écritures et arts contemporains, 1990, p. 26.

4 Sur ces questions, cf. notamment William Moritz, “ Musique de la couleur, cinéma intégral ”, in Nicole Brenez et Miles McKane (dir.), Poétique de la couleur. Une histoire du cinéma expérimental. Anthologie, Paris/Aix-en-Provence, Auditorium du Louvre/Institut de l’image, 1995, pp. 9-13.

5 Guy Fihman, “ De la “Musique chromatique” et des “Rythmes colorés” ”, Fotogenia, n° 1, “ Il colore nel cinema ”, 1995, p. 323.

6 Sur ces questions, cf. notamment : Georges Roque, Art et science de la couleur. Chevreul et les peintres, de Delacroix à l’abstraction, éd. revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. Tel, 2009 ; Richard C. Dougal, Clive A. Greated, Alan E. Marson, “ Then and Now : James Clerk Maxwell and Colour ”, Optics and Laser Technology, n° 38, 2006, pp. 210-218 ; Ariane Isler de Jongh, “ Inventeur-savant et inventeur-innovateur : Charles Cros et Louis Ducos du Hauron. Les commencements de la photographie en couleurs ”, Revue d’histoire des sciences, vol. 35, n° 3, 1982, pp. 247-273 ; Bertrand Lavédrine et Jean-Paul Gandolfo, L’Autochrome Lumière. Secrets d’atelier et défis industriels, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, coll. Archéologie et histoire de l’art, 2009.

7 Georges Roque, “ La Couleur : simultanée et successive ”, Fotogenia, n° 1, “ Il colore nel cinema ”, 1995, p. 310.

8 John Gage, “ The Psychological Background to Early Modern Colour : Kandinsky, Delaunay and Mondrian ”, in Michael Compton (dir.), Towards a New Art : Essays on the Background to Abstract Art 1910-20, London, Tate Gallery, 1980, p. 37.

9 Ibid., p. 21.

10 P. Francastel, “ La Couleur dans la peinture contemporaine ”, op.cit., p. 239.

11 Sur ces aspects, cf. Luke McKernan, “ Something More Than A Mere Picture Show ” : Charles Urban and the Early Non Fiction Film in Great Britain and America, 1897-1925, PhD. diss., Birbeck College/University of London, 2003.

12 Gorham Kindem a largement entamé cette étude dans l’important article “ The Demise of Kinemacolor : Technological, Legal, Economic, and Aesthetic Problems in Early Color Cinema History ” (Cinema Journal, vol. 20, n° 2, 1981, pp. 3-14) – même si ses conclusions seraient à complexifier à la lumière notamment de la réception d’époque.

13 London, Charles Urban Trading Company. Sur ce texte, cf. Thierry Lefebvre, “ Charles Urban et le film d’éducation. Brèves réflexions sur quelques documents des Archives Will Day ”, 1895, n° hors série, “ La Collection Will Day ”, octobre 1997, pp. 129-135.

14 George Albert Smith, “ Improvement in & relating to Kinematograph Apparatus for the Production of Coloured Pictures ”, Brevet anglais n° 26 671, demandé le 24 novembre 1906, accordé le 25 juillet 1907, et révoqué le 26 avril 1915, p. 1. Cf. également, le brevet américain n° 941 960, demandé le 11 juin 1907, et accordé le 30 novembre 1909. – Nous noterons en passant que le terme de “ cinématographe ”, qui s’est déjà généralisé en France à l’époque et a même déjà produit ses dérivés “ cinéma ” voire “ ciné ”, est inconnu en Angleterre, où d’autres termes lui sont préférés – ici “ bioscope”, employé comme nom commun – dans un flottement qui renvoie à un rapport différent, en ce pays, à la question du mythe de l’origine du médium.

15 Sur cette filiation ainsi que la description du dispositif, on pourra consulter D.B. Thomas, The First Colour Motion Pictures, London, Her Majesty’s Stationery Office, A Science Museum Monograph, 1969.

16 James Clerk Maxwell, “ Experiments on Colour as Perceived by the Eye, with Remarks on Colour-Blindness ”, Transactions of the Royal Society of Edinburgh, vol. 21, n° 2, 1857, pp. 275-298, cité dans Richard C. Dougal, Clive A. Greated, Alan E. Marson, “ Then and Now : James Clerk Maxwell and Colour ”, op. cit., p. 215.

17 By Brakhage : An Anthology, Criterion, 2003.

18 The Glories of Nature Permanently Recorded by the Action of Light Only : Handbook of Cameras, Projectors and Appliances for Reproducing and Perpetuating the World’s Events in Natural Colors, London, The Natural Color Kinematograph Co., 1910, pp. 8 & 9.

19 Si la Natural Color Kinematograph Company anglaise d’Urban s’entient assez résolument au refus de la fiction, son homologue américain la Kinemacolor Company of America – compagnie liée mais distincte – a quant à elle une politique moins ferme sur ce point, et pense devoir s’adapter au goût local en produisant des fictions. Malheureusement – est-ce lié à la couleur ? – les films restèrent, d’après les critiques du temps, d’une médiocrité constante.

20 [S. n.], “ The Kinemacolor Pictures ”, The Bioscope, 4 mars 1909, p. 23.

21 Frederick A. Talbot, Moving Pictures : How They Are Made and Worked, Londres, William Heinemann, coll. Conquests of Science, 1912, p. 292.

22 Cf. les remarques de Smith dans le brevet anglais du Kinemacolor, p. 2.

23 “ Animated Photographs in Natural Colours ”, Journal of the Royal Society of Arts, vol. 57, 11 décembre 1908, p. 73.

24 John B. Rathburn, Motion Picture Making and Exhibiting, Chicago, Charles C. Thompson, 1914, p. 219.

25 Colin N. Bennett et al., The Handbook of Kinematograhy : The History, Theory, and Practice of Motion Photography and Projection, London, The Kinematograph Weekly, 1913, p. 303.

26 Bruno Corra, “ Musique chromatique ”, trad. française Patricia Falguières, in Nicole Brenez et Miles McKane (dir.), Poétique de la couleur, op. cit., p. 56.

27 Idem.

28 Georges Sadoul notait dans son Histoire générale du cinéma : “ En 1897, le Royal Bioscope Urbanfut mis dans le commerce par Maguire et Baucus. Continuellement perfectionné, cet appareil fut sans doute le meilleur au monde aux environs de 1900, avec le chrono Gaumont. ” (G. Sadoul, Histoire générale du cinéma. II. Les Pionniers du cinéma (De Méliès à Pathé) 1897-1909, Paris, Denoël, 1947, p. 136.) Le Kinemacolor se place donc dans une politique commerciale d’Urban dont les origines remontent à ses débuts.

29 Jacques Ducom, “ Les procédés de cinématographie en couleurs naturelles. Le Kinémacolor et le nouvel appareil des établissements Gaumont ”, L’Industrie cinématographique, 2e année, n° 3, 15 janvier 1913, p. 73.

30 John B. Rathburn, Motion Picture Making and Exhibiting, op. cit., p. 219.

31 Chevreau (“ opérateur cinégraphiste ”), “ La Couleur. Résumé par un praticien. Quel est le procédé qui conviendra au marché français ? ”, La Cinématographie française. Technique et matériel, n° 939, 31 octobre 1936, p. 1.

32 Herbert T. Kalmus, “ Technicolor Adventures in Cinemaland ”, Journal of the Society of Motion Pictures Engineers, vol. 31, décembre 1938, repris dans Raymond Fielding (dir.), A Technological History of Motion Pictures and Television : an Anthology from the Pages of the Journal of the Society of Motion Picture and Television Engineers, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1967, p. 52.

33 Frederick A. Talbot, Moving Pictures, op. cit., p. 298.

34 Principalement Nicola Mazzanti, “ Raising the Colours (Restoring Kinemacolor) ”, in Roger Smither and Catherine A. Surowiec (dir.), This Film is Dangerous : A Celebration of Nitrate Films, Bruxelles, FIAF, 2002, pp. 123-125.