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Chypre: Les territoires fendus d’Aphrodite

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Résumé

Chypre est un espace emblématique de relations et de rivalités entre les hommes, entre le mythe et l’histoire, entre la causalité et le stéréotype: berceau d’Aphrodite-Kypris, la déesse qui a donné son nom à l’île; ancienne puissance économique de l’ensemble du bassin méditerranéen devant sa prospérité aux exportations de cuivre; actuellement membre excentré de l’Union européenne au territoire divisé par la ligne verte, militairement occupé au Nord et moucheté de bases souveraines au Sud; plus récemment île en puissance du gaz naturel, Chypre a toujours attiré les regards –déformants– que l’on porte sur cette porte stratégique d’un Proche-Orient aujourd’hui en ébullition.

Mots-clé  

Chypre, mythe, stéréotype, cartographie, géopolitique

1. Histoires

Si l’Européen d’aujourd’hui sait situer Chypre sur une carte, et connaît plus ou moins sa complexe histoire passée et récente, il a redécouvert ce petit État méditerranéen avec une curiosité et une inquiétude teintées d’agacement à l’occasion de sa crise d’endettement qui a un moment failli ébranler l’espace financier globalisé.

Malgré sa petitesse, cet espace insulaire de relations et de rivalités, est emblématique à plus d’un égard : Île du soleil pour avoir le premier taux d’ensoleillement européen ; berceau d’Aphrodite-Kypris, la déesse qui a donné son nom à l’île ; ancienne puissance économique de l’ensemble du bassin méditerranéen devant sa prospérité aux exportations de cuivre ; actuellement membre de l’Union européenne, mais au territoire divisé par la ligne verte; plus récemment île en puissance du gaz naturel, Chypre a toujours été un lieu discrètement important sur l’échiquier géopolitique international. Elle en a tantôt profité, et tantôt pâti.

Objet de convoitises dès la plus haute antiquité, elle a toujours été une Désirade économique et commerciale, une escale ou un relais. À la croisée des chemins intercontinentaux, l’île était souvent au centre d’un antagonisme qui oscillait entre la concurrence commerciale pacifique et les guerres économiques. Il est un fait qu’en raison de sa petitesse, de son emplacement et bien sûr de son insularité, les décisions présidant au destin de ce territoire de moins de dix mille km2 ont le plus souvent été prises, influencées, voire dictées par des puissances externes.

Il ne s’agira pas ici de retracer l’histoire événementielle complexe de Chypre qui, après avoir été longtemps autonome sous l’autorité des rois de ses dix cités-royaumes, après avoir connu les influences égéennes et celles de l’Orient, l’interpénétration des courants syro-phénicien et hellénique, devient l’enjeu des guerres entre Perses et Grecs, passe successivement sous le contrôle d’Alexandre le Grand, sous celui des Ptolémée d’Égypte, connaît la domination romaine, byzantine, franque (1192), vénitienne (1489), ottomane (1571) pour devenir colonie britannique en 1878, accéder à l’indépendance en 1960 et adhérer à l’Union européenne en 2004.

Sans succomber à l’attrait du mythe du mythe, il nous paraît plus significatif de voir en premier lieu comment les fables de notre imaginaire collectif européen ont pu condenser ou déformer ces histoires. Plus longévifs que l’histoire courte, « les grands mythes fondateurs », comme le disait Levi-Strauss, et « les paysages grandioses où la tradition les situe, maintiennent entre les temps légendaires et la sensibilité contemporaine une continuité vécue »[1].

Puis nous nous limiterons à évoquer certains thèmes précis, qui devraient nous permettre de comprendre une partie des causalités ou stéréotypes multiples constituant ou déterminant le fait chypriote : le regard porté sur l’île, son territoire, ses statuts juridiques, son importance géostratégique, sa place dans ce qu’il est convenu d’appeler la famille européenne. On s’interrogera enfin sur les enjeux des différents modes de représentation eux-mêmes : présupposés cartographiques, vectorisation des regards, représentations des lignages.

2. Mythes

Chypre est depuis l’antiquité connue comme l’île d’Aphrodite[2] où, dans son sanctuaire de Paphos (fouillé par une mission suisse), elle était adorée sous ce nom depuis les temps homériques. Cette renommée qui nous a été relayée par les lettrés de la Renaissance et que l’Office du Tourisme actuel ne manque pas de rappeler dans ses brochures, en fait une structure mentale de longue durée. La permanence de sa présence surnage en dépit des remodelages subis au gré des différentes civilisations en place : si pour l’Européen d’aujourd’hui, héritier du romantisme allemand pour qui la Grèce était la terre des origines, Aphrodite est incontestablement grecque, à l’époque des poèmes homériques (VIIIe siècle av. notre ère), Aphrodite n’était pas encore connue en Grèce. Son culte chypriote était en réalité la résurgence de fortes traditions régionales plus anciennes, associées à la fécondité féminine. Le fait qu’Homère et Hésiode donnent deux versions différentes aussi bien de sa naissance que de l’origine du sanctuaire de Paphos, reflète sans doute la double identité d’Aphrodite, orientale et grecque à la fois. À l’instar des tenants actuels d’une identité européenne unique, Homère la place résolument dans le panthéon grec. Il fait d’elle la fille de Zeus et de Dioné, tandis qu’Hésiode s’évertue à réinventer son identité en créant une étymologie populaire. Il hellénise le nom sémitique d’Attorit, en inventant toute une histoire pour la faire naître de l’écume, une écume qui de spermatique est devenue maritime. C’est ainsi que les Grecs transforment peu à peu la violente déesse orientale au sexe effréné –ce sexe qu’Empédocle appellera « les prés fendus d’Aphrodite »– en une belle déesse de l’amour. Au désordre brutal de la procréation des origines s’adjoignent dorénavant trois éléments que la tradition européenne connaît bien : le désir, le plaisir, la beauté.

Mais nous sommes également dépositaires d’une autre transformation de l’antique déesse : après l’hellénisation païenne et le culte de la beauté nue, le christianisme se saisit du corps des civilisations proche-orientales déjà en place, et d’Aphrodite la désirable extrait la seule maternité, en se « partageant », comme disait Michel Foucault, d’une partie de son propre passé.

Ainsi, deux grandes figures féminines se côtoient dans l’imaginaire collectif de notre civilisation, l’une, plus terrienne, l’autre, plus spirituelle. Le culte marial, discrètement incorporé dans le drapeau européen, puis abandonné (d’aucuns diront ‘désavoué’) au nom d’une laïcité non moins européenne, demeure extrêmement vivace dans la Chypre orthodoxe d’aujourd’hui. On peut encore constater la rare coexistence de ces deux figures majeures de notre tradition dans la dénomination de l’église Panagia Aphroditissa, la Très-Sainte (Vierge) d’Aphrodite du village moderne de Kouklia, l’antique Paphos.

La belle histoire d’Aphrodite perdure dans la littérature et l’imaginaire collectif pour se couler dans le moule du consumérisme touristique ou érotique, voire énergétique.Du côté des Chypriotes-Turcs, leur volonté de déshelléniser Chypre les fait romaniser Aphrodite, pour les besoins par exemple de la Foire internationale d’Izmir (Smyrne), où Chypre sera vantée comme l’île de Vénus. De même, le beau rocher où elle serait née non loin de Paphos (soit dit en passant, une tradition touristique ne remontant pas plus haut que le début du XXe siècle) se dit en turc gavur tashi, le Rocher de l’Infidèle, c’est-à-dire du Chypriote-Grec (Papadakis 2005 : 132). Enfin, à une échelle plus internationale, ce n’est sans doute pas un hasard si, à mi-distance entre l’Afghanistan et l’Europe continentale, c’est précisément Paphos-la ville d’Aphrodite qui a été officiellement choisie en 2009 par le Ministère français de la Défense comme « sas de décompression » pour permettre aux militaires français de retrouver des conditions de vie normales après six mois en opération sur le terrain afghan. Aphrodite n’a donc rien perdu de sa charge symbolique, au contraire : image de marque archéologique et touristique, elle vient de donner son nom à un énorme gisement de gaz naturel de la Zone Économique Exclusive de l’île. Ceci a permis aux Chypriotes ruinés de remythifier leur nouvelle Désirade gazière et à la revueGéopolis de publier en plein cœur de la crise économique (mars 2013) un article intitulé « Aphrodite peut-elle sauver Chypre? »[3]. Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois que la déesse aurait été associée à un gisement : l’archéologie a permis de mettre au jour des statuettes où l’on voit la déesse debout sur un lingot de cuivre. Elle a par ailleurs pu montrer la contiguïté des ateliers de transformation du cuivre et des sanctuaires voués à Kypris, la déesse qui aurait donné son nom au cuivre. Avant la confirmation des archéologues, la mythologie grecque avait très tôt uni Aphrodite à Héphaïstos, le dieu de la métallurgie. Reste à espérer que l’adultère commis par la belle avec Arès, le dieu de la guerre, ne soit pas prémonitoire de l’exacerbation des conflits actuels sur le partage des eaux en Méditerranée orientale, à la croisée des trois continents européen, africain et asiatique ou, pour parler en termes de géophysique, des plaques africaine, arabique et eurasienne.

3. Cartographies

Car cette terre est le lieu de rencontres et de tensions depuis les temps géologiques : son massif du Troodos, né de la collision de ces plaques, comprend à haute altitude des lambeaux de plancher océanique. Doit-on s’étonner que la tectonique des plaques ait été sollicitée par les discours nationalistes visant à prouver l’ancienneté de son substrat? Un ouvrage chypriote-turc de l’histoire très récente de Chypre (trente dernières années) ne manque pas de souligner que l’île est une extension naturelle de l’Anatolie vers le Sud. Le livre chypriote-turc d’histoire le plus utilisé commence par une introduction géographique où la chaîne du Pentadactyle, rebaptisée chaîne de Girne (nouveau toponyme de Kyrenia) serait le prolongement, vers le Sud également, des monts Toros de Turquie (Papadakis 130 et 144). Quant à l’histoire proprement dite, elle ne commence réellement qu’avec la conquête ottomane de Chypre. Il est un fait que depuis l’Antiquité, le politique s’empare du géographique et de l’historique, faisant tour à tour pivoter le regard d’Europé vers l’un des quatre points cardinaux.

Si au XVIe siècle des grandes découvertes atlantiques la tête de proue du corps européen est occidentale, ainsi que Camões nous la dépeint dans sa Lusiade, par contre au IIe siècle av. J.‑C. c’est Chypre. Le poète alexandrin Moschos la fait apercevoir en rêve à la phénicienne Europé comme cette ‘terre d’en face’ à qui elle donnera son nom :

Europé, qui dormait dans sa chambre à l’étage supérieur, crut voir deux terres se disputer à son sujet, la terre d’Asie et la terre d’en face […] par la volonté de Zeus porteur d’égide, il était décidé qu’Europé lui appartenait.

On ne s’attardera pas sur les interprétations connues de ce rapt célèbre, tantôt présenté dans les textes comme un enlèvement consenti, tantôt comme un viol : désir des lettrés alexandrins de sceller l’union des Grecs contre les Barbares ; désir du monde grec de s’approprier les richesses de l’Orient ; attrait de l’alphabet phénicien qui facilitait la communication et les échanges.

Ce qui importe sans doute tout autant dans ces mythes hellénocentristes, est que le rêve du poète alexandrin suggère « la vocation supposée de l’Asie […] à s’effacer devant l’Europe et à lui être subordonnée » (Tourraix, 90). Plus de vingt siècles plus tard, Paul Valéry rappelle les dangers de vouloir ordonner le reste du monde à des fins européennes. Pour reprendre un cliché non dénué de fondement, Chypre se situe toujours sur une ligne de rupture Est-Ouest et, depuis la crise économique et institutionnelle européenne, dans le groupe des pays du Sud à l’économie malade tout en faisant néanmoins partie intégrante de l’Union européenne.

À ce titre, elle a été récemment le théâtre d’un programme de réajustement économique sans précédent, où se sont affrontés capitaux « sains » occidentaux et capitaux « occultes » russes. Si les instances européennes et le FMI se sont portés au secours de Chypre, tout en poussant quelques cris d’orfraie bien-pensante pour rétablir un ordre économique aussi politique que moral, cela s’est fait aussi au détriment des petits épargnants. Les habitants de l’État qui a donné son nom au cuivre ont été soumis à la loi d’airain. Sans nier les responsabilités locales dans les égarements politiques et financiers de ce petit pays, il faut peut-être demander aux experts dans quelle mesure la découverte des énormes gisements de gaz naturel dans la zone comprise entre Chypre, Israël, l’Égypte et le Liban a pu coïncider avec un processus de mise en état de cessation de paiement. En effet, la situation rappelle par exemple le défaut de paiement de l’Égypte aux premiers temps de l’élaboration du statut international du canal de Suez (Le Noir 267, 346 ss.).

Montrée du doigt par l’Europe du Nord, qualifiée d’ « économie-casino », d’ « État-confetti » –les raccourcis suggestifs ont fleuri dans la presse– Chypre l’ostracisée est elle-même divisée et porte en son sein une ligne de rupture. Cette dernière fait de Chypre une micrographie de la situation européenne. La Ligne verte, ou « Ligne Attila », comme l’appellent les Turcs, fait de Nicosie la « dernière capitale divisée d’Europe ». Elle marque d’une part une séparation Nord-Sud aussi géographique qu’économique (le cliché habituel d’un Nord riche et d’un Sud pauvre étant ici inversé) et reflète d’autre part une rupture souvent qualifiée de civilisationnelle entre un Orient musulman et un Occident chrétien ou, en termes davantage d’actualit-é, une ligne de partage entre l’Europe et la Turquie. L’invasion de l’armée turque en 1974, provoquée par un putsch de la junte militaire grecque soutenu par les services secrets américains qui entendait renverser Makarios, le Prélat-Président non-aligné, a prolongé cette ligne de part et d’autre de la ville, atteignant les côtes orientale et occidentale de l’île. L’invasion était censée couvrir une superficie théoriquement proportionnelle à la population de la communauté chypriote-turque qu’il s’agissait de protéger des exactions commises par les Chypriotes-Grecs. Il convient ici de souligner qu’il s’agissait à l’origine moins de haines ataviques que de responsabilités incontestablement partagées, attisées par des puissances externes dans un contexte géostratégique lié au canal de Suez et à la guerre froide. Les nationalismes des deux communautés principales en présence avaient été exacerbés sous la domination anglaise, favorisant des courants importants en faveur de l’Union avec la Grèce d’un côté (l’Enosis) et de la séparation d’avec les Chypriotes-Grecs de l’autre, le Taksim. Du point de vue des religions en présence, si les Chypriotes-Turcs étaient en général plus séculiers que les Turcs eux-mêmes et que les Chypriotes-Grecs, il faut se souvenir que les Britanniques avaient dans le cas de Chypre soutenu les non-kémalistes. La création de l’État chypriote en 1960 sous la houlette de trois puissances garantes (le R.-U., la Grèce et la Turquie) reflétait à la fois un statut d’indépendance relative et un compromis entre les deux groupes dominants, les Chypriotes-Grecs d’un côté (80%) et les Chypriotes-Turcs de l’autre (18%), le reste se partageant entre les communautés arménienne, maronite et latine. L’invasion militaire turque de 1974 n’a pas rétabli l’ordre constitutionnel menacé. Elle a causé des milliers de blessés, de morts et de disparus (dont on enterre encore aujourd’hui les restes reconnus par ADN), a été à l’origine du déplacement d’un tiers des Chypriotes-Grecs, devenus réfugiés dans leur propre pays, et a suscité la légalisation des avortements en raison des nombreux viols perpétrés sur des Chypriotes-Grecques. Cette invasion, qui ne devait qu’être provisoire, s’est au fur et à mesure solidifiée, alimentant en métropole un discours expansionniste, se doublant d’implantations de colons anatoliens fondamentalistes pour modifier sa part démographique (ce qui a poussé de nombreux Chypriotes-Turcs à s’expatrier) et « s’institutionnalisant » avec l’auto-proclamation, en 1983, de l’État-fantoche de la République de Chypre-Nord, reconnue par la seule Turquie. Cela en dépit des condamnations réitérées de l’ONU et de l’Union européenne.

Aujourd’hui, devant l’altération du tissu culturo-confessionnel d’une population en croissance galopante du côté Nord de l’île, les Chypriotes-Grecs du Sud et les Chypriotes-Turcs restants reconnaissent mieux ce qui les unissait. Mais cela n’a pas été suffisant pour faire adopter le plan fédéraliste de 2004, dit « plan Annan », qui avait été soumis à deux referendums de population à la veille de l’accession de Chypre à l’Union européenne. Approuvé par 66% des Chypriotes-Turcs, il a été rejeté par 76% des Chypriotes-Grecs. Il en est résulté une situation particulière de droit, où la République de Chypre dans son ensemble (donc tout le territoire de l’île), a adhéré à l’Union européenne, bien qu’une partie de son espace, le Nord occupé par l’armée turque, n’ait pas reconnu l’acquis communautaire et échappe de fait au contrôle de l’Union.

En effet, si la ligne de démarcation qui court sur 180 km d’Est en Ouest est surveillée par les Casques bleus de l’ONU, elle délimite un No man’s land, une zone tampon de 3 m à 7 km de large en phase finale de déminage, qui malgré les fils barbelés, les tours de guet, les fossés anti-chars et les segments en béton, est en réalité assez poreuse et laisse passer trafiquants divers et immigrés clandestins. Or ce n’est pas la seule zone de la République qui échappe à son contrôle comme à celui de l’Union européenne. Car ce que l’on sait moins, c’est que le Traité d’adhésion à l’Union comporte des Annexes où il est entre autres stipulé que, outre la zone du Nord non reconnue et la zone tampon de l’ONU, les deux dernières bases militaires britanniques dites « souveraines », celles de Dhekelia et d’Akrotiri à Chypre, ne font partie ni des territoires britanniques d’outre-mer ni de l’UE et ont pleine souveraineté sur leurs territoires respectifs. La base d’Akrotiri fait partie de l’ESBA (Eastern Sovereign Base Area), et accueille la seule base de la RAF (Royal Air Force) en Méditerranée, tandis que la base de Dhekelia est une partie de la WSBA (Western Sovereign Base Area). On comprend l’importance de ces bases situées au seuil du Proche-Orient comme relais ultime de l’Occident. Les failles internes de Chypre se doublent d’un faciès géostratégique externe, puisque l’une des grandes lignes de tensions géopolitiques du monde reste le Proche-Orient dont Chypre, le « pays d’en face », fait et ne fait pas partie.

4. L’humanisme Global Du ‘Vivre Ensemble’

Or dans le monde et les sociétés globalisées d’aujourd’hui, où les sphères d’influence se sont complexifiées, où la cartographie traditionnelle, porteuse d’une vision de l’espace à représenter, s’est libérée de la perspective des points cardinaux après les avoir assujettis à son propos (cf. la carte OT du christianisme), une Europe soucieuse de respecter les principes qu’elle s’est choisis ne peut plus recourir aux constructions dépassées de notions telles que l’opposition Nord-Sud, l’idée d’Orient, voire de « choc des civilisations », ni continuer d’ignorer que plusieurs centres de gravité coexistent en son sein. Si ces notions ont été remises en question, elles continuent de servir des revendications plus ou moins implicites de souveraineté et demeurent encore très présentes dans les représentations mentales communes des citoyens, des journalistes, des dirigeants. Le problème n’est pas tant de dire ou répéter qu’il y a en Europe une ligne de rupture Nord-Sud, Est-Ouest, voire qu’elle côtoie la « frontière sanglante » de l’Islam, pour reprendre les termes de Samuel P. Huntington, mais de souscrire à l’essentialisation implicite liée à ces formules. En effet, il n’y a ni fatalité spatio-génétique empêchant les habitants du Sud (ou du Nord) de progresser, ni « choc des civilisations » dans le sens huntingtonien qui opposerait une civilisation occidentale libre et ouverte à un « enfermement civilisationnel » immuable du monde musulman. Braudel, de qui Huntington se réclamait pour légitimer ses assises scientifiques d’une manière bien plus proche de l’argument d’autorité que de la démonstration savante, proposait une syntaxe plurielle des civilisations, perçues à la fois comme des espaces, des sociétés, des continuités, des mentalités, bref des entités complexes marquées par des structures profondes. Le politologue américain, lui, fait l’économie des clichés multiples pour ne se limiter qu’à un seul, celui du fait religieux. De la causalité unique à l’essentialisme, il n’y a qu’un pas –et Huntington le franchit sans hésitation. Acquis chez Braudel, et subséquemment modifiables, les caractères civilisationnels sont chez Huntington innés puisque certaines civilisations seraient par essence libres et égalitaires alors que d’autres sont autoritaires et sanguinaires. Là où Braudel comprenait les chocs violents entre les civilisations comme des moments historiques, Huntington les perçoit comme l’expression d’une belligérance et d’un ressentiment immanents. Il dit : « Sur la ligne de fracture qui sépare les civilisations occidentale et islamique, le conflit dure depuis 1300 ans » (242) et « il est improbable que ce conflit séculaire s’apaise » (243). Ajoutant encore : « On peut se rendre compte, si l’on considère le périmètre qu’occupe l’Islam, que les musulmans ont du mal à vivre avec leurs voisins » (1997 : 284). Plus nettement enfin pour qui n’aurait pas compris : « Le sang coule sur toutes les frontières de l’Islam » (1994 : 244). À l’heure où beaucoup de pays majoritairement musulmans sont en guerre, des critiques faciles pourraient dire que la théorie semble bien se vérifier. Sans vouloir ici aborder une question complexe que nous ne maîtrisons pas, nous nous limiterons à noter que ce serait d’une part ignorer que la plupart de ces pays implosent (même si on peut discuter des causes, mais ceci est une autre question), et que d’autre part la politique conservatrice extérieure des É.-U., influencée par les théories de Huntington, a pu jouer le rôle d’une prophétie auto-réalisante.

Dans le cas de Chypre, où la ligne verte a de facto rétabli une séparation communautaire et religieuse, il est intéressant de constater une certaine similitude entre la façon dont Huntington perçoit la ligne de fracture de l’Islam et la manière dont la ligne verte est interprétée par certains Chypriotes. En effet, devant la perspective de relever les barrières protectrices qui les séparent, les Chypriotes-Grecs et les Chypriotes-Turcs tiennent souvent un discours simpliste similaire, marqué par la suspicion et la peur de l’autre. Voici ce qu’en dit Yiannis Papadakis dans son ouvrage classique Echoes from the Dead Zone: Accross the Cyprus Divide :

I had recently read a book [nous sommes à peu près en 1990] by Edward Said called / Orientalism, on how the West had created an image of the East as its opposite. The West stood for Democracy, civilization, freedom and intellect and the East for barbarism, despotism, oppression and bodily passion. That sounded so familiar. Just like Greeks and Turks (2005: 1-2).

Pourtant, peu belliciste, le Chypriote, grec ou turc, aspire à l’entente et à la paix. Si l’ancienne colonie gardait de l’héritage britannique une attitude distante vis-à-vis de l’Europe, elle s’est néanmoins affiliée avec enthousiasme à la famille européenne. Mais elle a de quoi être déçue dans cet engagement: autant pour n’avoir pas vu de solution juste et viable de la question chypriote que pour être soumise à un redressement financier draconien de la part même de ceux par qui elle comptait être politiquement sauvée. Sans compter que la « famille » européenne, avec ses « pères » fondateurs, constitue une image métaphorique surdéterminée dans le contexte de Chypre : outre les colons paternalistes britanniques, les deux autres pays garants de l’ « indépendance » chypriote de 1960 ont trahi le pays. D’un côté, la métropole (ou ville-mère) de Grèce, où a été fomenté le coup d’État de la junte, prélude à l’invasion des Turcs, et de l’autre l’État turc, le devlet-babaou État du père, qui a envahi le Nord de l’île au nom du bien de ses « enfants ».

Le vocabulaire n’est pas innocent, il légitime les catégories d’un ordre immuable, celui de instances supérieures d’une relation hiérarchique, ce qui nous conduit à la question de la modélisation des représentations mentales.

5. Modélisations

De même que la modélisation arborescente de la filiation structure les Théogonies, traverse les épopées homériques[4], sert les besoins de la noblesse de sang ou ceux du droit successoral, le motif de l’arbre parental finit par modéliser toutes les parentés, de sorte que le savoir du monde lui-même s’organise sur ce modèle fortement hiérarchisé[5]. Au XIXe siècle, le paradigme de l’arborescence s’est généralisé dans le monde occidental. On le rencontre partout : dans la biologie, avec les petits pois hybrides de Georg Mendel, dans les sciences de l’Antiquité avec le stemma codicum de la philologie allemande, dans la littérature, avec l’arbre généalogique et génétique des Rougon-Macquart, qui pèse sur ses protagonistes aussi lourdement que la fatalité des Atrides. Au temps du positivisme, l’hérédité historique et sociale influence lourdement la destinée des humains: que ces nouvelles Parques soient des institutions (l’État paternaliste au premier chef), des infrastructures économiques (selon la théorie marxiste) ou d’un inconscient venu du fond des âges selon l’école freudienne (Noiriel, 20), elles semblent désormais couper à tout instant le fil du libre-arbitre de l’homme moderne. À quoi vient s’ajouter le poids de la roue de l’histoire: d’une guerre mondiale à l’autre, et devant la multiplication des conflits mondiaux d’aujourd’hui, la crainte d’un conflit armé occupe toujours les devants de la scène.

Parler aujourd’hui des « racines » de l’Europe, c’est s’interroger bien sûr sur ce qui fait notre patrimoine commun, mais c’est aussi reconduire implicitement un ordre ancien du monde, hiérarchisé et vectorisé. Le roman récent d’Amin Maalouf, Origines (2004) récuse dès l’incipit le motif de l’arbre tout en reconnaissant le caractère inextricable du labyrinthe du monde.

D’autres que moi auraient parlé de « racines »… Ce n’est pas mon vocabulaire. Je n’aime pas le mot ‘racines’, et l’image encore moins.

Les arbres doivent se résigner, ils ont besoin de leurs racines, les hommes pas. (…)

À l’opposé des arbres, les routes n’émergent pas du sol au hasard des semences. Comme nous, elles ont une origine. Origine illusoire, puisqu’une route n’a jamais de véritable commencement; avant le premier tournant, là derrière, il y avait déjà un tournant, et encore un autre. Origine insaisissable, puisqu’à chaque croisement se sont rejointes d’autres routes, qui venaient d’autres origines. S’il fallait prendre en compte tous ces confluents, on embrasserait cent fois la Terre.

Pour questionner l’idée de Méditerranée/Sud européen et de rencontres de civilisations dans le monde globalisé d’aujourd’hui, il semble que l’image de réseau convienne mieux que celle l’arbre. Le réseau reflète le passage d’une géographie généalogique arborescente éprise de taxinomie, verticale, vectorisée, hiérarchisée, et tendant vers une origine ou un aboutissement monocausal, à un espace nodulaire nivelé et pluraliste. Une représentation plus réticulaire de sa riche identité permettra peut-être mieux à l’Occidental de rajuster ses « yeux injustes » (Braudel, 129) et de proposer à ceux qu’il regarde une réflexion dominée par les principes de dignité, de respect et de visée émancipatrice. Braudel disait des pays qu’on appelait encore « sous-développés » ces mots, qui devraient être d’actualité :

[Le problème] est, en bref, de fournir aux pays sous-développés un modèle valable de planification qui leur soit adapté et leur ouvre le chemin de l’espoir et de l’avenir (143).

J’aimerais clore ces réflexions éparses sur Chypre, l’Europe, la Méditerranée et le nouvel humanisme global en établissant un parallèle entre les propos de Braudel et ceux d’un grand financier genevois du XIXe siècle. Jean-Gabriel Eynard, ardent philhellène, écrivait en 1827 au Gouverneur de la Grèce Jean Capodistrias :

Votre patrie pour se soutenir […] aura besoin dans la suite d’un nouvel emprunt, mais comment espérer dans l’état d’avilissement où est son crédit? Pour emprunter, il faut ramener la confiance, et pour la ramener, il faut, loin d’avilir la dette, la relever et tâcher de l’éteindre en l’amortissant.
[…] L’opération que je vous propose […] rétablit le crédit de la Grèce, elle remonte le moral et vous permet d’espérer de ne pas voir succomber votre patrie à des charges trop pesantes (Bouvier-Bron, 54-55).

Les mots que je souhaite en retenir ne sont pas du domaine politique ou économique, mais éthique. Il s’agit pour Eynard comme Braudel d’espoir et de confiance, qui font échec aux démons qui en l’homme, aspirent à le détruire. Car pour renverser les cartes mentales, reconnecter des histoires fragmentées et partiales, il faut encore et toujours se libérer des cadres étroits d’une observation unidimensionnelle du monde pour une appréhension plus juste et plus globale de ses devenirs.

Quant à Chypre, elle peut à plus d’un égard constituer un cas d’étude pour qui s’interroge sur les sources et les affluents du fleuve européen, sur les terres qu’il irrigue, sur celles qu’il ignore ou dévaste. Micrographie de l’Europe difficile, l’île d’Aphrodite mérite qu’on la regarde avec les grands yeux qu’on a voulus définitoires de notre continent.


Références
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  • BRAUDEL, Fernand (1987). Grammaire des Civilisations [1963], Arthaud-Flammarion (coll. « Champs histoire »), Paris.
  • CHEHAB, May (2011). « De l’histoire longue de la culture à l’histoire courte de l’imposture. La lecture biaisée de Fernand Braudel par Samuel P. Huntington ». InCatherine Mayaux dir. (2011), Écrivains et intellectuels français face au monde arabe, Honoré Champion (coll. « Littérature de notre siècle »), Paris.
  • FRANCK, Robert (2001). « Une histoire problématique, une histoire du temps présent ».Vingtième Siècle. Revue d’histoire 71, juillet-septembre 2001, p. 79-90. doi: 10.3406/xxs.2001.1386,

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Notas

1 Le Nouvel Observateur 23-29 sept. 2004, cité par Karageorghis, 10.
2 Pour tout le développement concernant le culte d’Aphrodite, je suis grandement redevable à Jacqueline Karageorghis, grande figure de l’archéologie chypriote et spécialiste du culte et de la tradition de celle que l’on appelait simplement Théa (la déesse).
3 «Aphrodite peut-elle sauver Chypre?», par Pierre Magnan, article publié le 20.03.2013 et mis à jour le 21.03.2013 http://geopolis.francetvinfo.fr/aphrodite-peut-elle-sauver-chypre-13783 (consulté le 16.06.2013).
4 Τυδεΐδη μεγάθυμε τί ἢ γενεὴν ἐρεείνεις; Οἵη περ φύλλων γενεὴ τοίη δὲ καὶ ἀνδρῶν. (Fils du magnanime Tydée, pourquoi t’informes-tu de ma lignée? –Il en est de la race des hommes comme de celle des feuilles.)
5 Comme l’atteste l’arbre des sciences créé par Raymond Lulle, 1635 (Paris, BnF, Impr., R. 7892).